1. Depuis plus de dix ans, la Cour européenne des droits de l’homme est souvent amenée à se positionner sur la problématique de la modération des contenus en ligne.
Sur ce terrain, la jurisprudence de la Cour se divise principalement en trois axes : (i) les mesures de blocage d’accès, (ii) les mesures de retrait de contenus et (iii) l’engagement de la responsabilité de l’éditeur d’un site web ou du gestionnaire d’un espace de discussion en ligne pour les propos tenus par autrui.
L’affaire Sanchez c. France a donné l’occasion à la haute juridiction strasbourgeoise de préciser et d’enrichir sa jurisprudence sur ce dernier point, à savoir la question de la responsabilité du titulaire d’une page de réseau social publiquement accessible à raison des commentaires postés par les autres internautes. Cette affaire a été tranchée à deux reprises par la Cour : un premier arrêt a été rendu en composition de chambre à sept juges le 2 septembre 2021 ; l’affaire a ensuite été renvoyée devant la Grande Chambre qui s’est prononcée par un arrêt du 15 mai 2023. Notre propos porte sur l’arrêt rendu en Grande Chambre.
2. Le requérant est une personnalité politique d’extrême droite. À l’époque des faits, il assumait plusieurs responsabilités au sein du Front national (FN) (désormais devenu le « Rassemblement national »). Il était notamment chargé de la stratégie internet, mais aussi le porte-parole de la campagne et le candidat régional du parti pour les élections législatives de 2012.
En l’espèce, le requérant avait publié un post sur son mur Facebook pour promouvoir le lancement du nouveau site web du parti, tout en lançant « une pique » à un adversaire politique. Bien qu’irréprochable en soi, son post a suscité la diffusion de commentaires racistes de la part d’autres internautes. Ces propos stigmatisaient la communauté musulmane et l’assimilaient, à plusieurs reprises, à la délinquance et à l’insécurité locale. L’on pouvait ainsi lire :
— « Ce grand homme a transformé Nîmes en Alger, pas une rue sans son khebab (sic) et sa mosquée […]. Pas étonnant qu’il est (sic) choisi Bruxelles capital (sic) du nouvel ordre mondial celui de la charia […] » ;
— « Des bars à chichas de partout en centre-ville et des voilées […]. L’UMP et le PS sont des alliés des musulmans » ;
— « Un trafic de drogue tenu par les musulmans […] qui dure depuis des années […] des caillassages sur des voitures appartenant à des « blancs » […] sans arrêt » ;
— « […] l’élu au develloppement (sic) économique lol develloppement (sic) économique hallal (sic) […] rue de la république (islamique) ».
3. Les juridictions françaises ont considéré que ces commentaires constituaient une provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison d’une religion déterminée. Elles ont dès lors engagé la responsabilité pénale propre du requérant (mais aussi des auteurs des propos litigieux). Le droit français permet en effet d’engager la responsabilité pénale du gestionnaire d’un espace de discussion en ligne publiquement accessible à raison des propos tenus par des tiers en tant que « producteur ». Pour ce faire, il faut que le gestionnaire ait eu connaissance des propos des autres internautes avant leur mise en ligne (système d’approbation a priori) ou, à défaut, que le gestionnaire n’ait pas promptement agi pour les supprimer dès qu’il en a eu connaissance (modération a posteriori) (voyez les paragraphes 38 à 48 de l’arrêt).
À toutes fins utiles, indiquons que le mur Facebook du requérant était en « mode public ». Aucun paramètre de confidentialité ne permettait de limiter l’accès aux contenus publiés. Tant le post d’origine que les commentaires litigieux étaient donc librement consultables par tout le monde (de facto, même par ceux qui n’étaient pas « amis » avec le requérant ainsi que par les internautes qui n’étaient pas inscrits sur Facebook).
4. Pour l’homme politique, sa condamnation pénale pour les commentaires postés par des tiers sur son mur Facebook est contraire à la liberté d’expression. Il invoquait donc devant la Cour européenne des droits de l’homme une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
5. Par le passé, face à un défaut de modération des commentaires postés par les utilisateurs, la Cour s’est déjà prononcée en formation de Grande Chambre sur la question de la responsabilité propre du gestionnaire d’un portail d’informations en ligne avec l’affaire Delfi AS c. Estonie.
À cette occasion, elle a élaboré une grille d’analyse composée de quatre critères permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence au droit à la liberté d’expression. Pour apprécier la « nécessité dans une société démocratique » de l’engagement de la responsabilité du gestionnaire d’un espace de discussion en ligne pour les propos tenus par des tiers, la Cour prend en compte :
i. la nature des commentaires litigieux et le contexte qui entoure leur diffusion ;
ii. les mesures de modération (a priori et a posteriori) mises en place par le gestionnaire de l’espace de discussion ;
iii. la possibilité effective pour la victime d’engager directement la responsabilité de l’auteur des propos litigieux en tant qu’alternative à la mise en cause de la responsabilité du gestionnaire de l’espace de discussion ; et
iv. les conséquences de la procédure judiciaire pour le gestionnaire de l’espace de discussion (c’est-à-dire, l’impact et la gravité de la sanction infligée).
Les circonstances de fait se distinguaient néanmoins sous plusieurs aspects de l’affaire qui nous occupe ici : (i) l’affaire ne concernait pas le titulaire d’un mur de réseau social mais un site de presse en ligne, (ii) seule la responsabilité civile avait été engagée, (iii) les faits ne se déroulaient pas en période électorale et ne s’inscrivaient pas dans un contexte politique, (iv) l’article avait suscité de très nombreux commentaires – contre quinze dans l’affaire Sanchez c. France –, (v) de réelles mesures de modération avaient été mises en place par le site de presse en ligne (un outil de filtrage par mot-clé et un mécanisme de signalement), et (vi) la responsabilité propre des auteurs des propos litigieux n’avait pas été engagée, principalement en raison de leur anonymat.
Les circonstances propres de l’affaire Delfi AS avaient conduit la Cour à dresser un constat de non-violation de l’article 10, ce qui avait fait couler beaucoup d’encre en doctrine. Les spécialistes de la liberté d’expression décriaient en effet les risques de « chilling effect », de sur-blocage, voire de disparition totale des espaces de discussion sous les articles de presse en ligne sur les sujets empreints à la polémique (à ce propos, voyez, sur Justice-en-ligne, P.-Fr. Docquir et Q. Van Enis, « L’arrêt Delfi c. Estonie de la Cour européenne des droits de l’homme : un grand coup de froid pour la liberté d’expression en ligne »).
Dans une tentative (assez vaine) d’anticiper la critique, la Cour avait insisté sur la nature commerciale du portail d’actualités en ligne, qui était exploité à titre professionnel. Elle avait d’ailleurs explicitement exclu de son analyse les « autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, par exemple […] les plateformes de médias sociaux […] » (§116 de l’arrêt Delfi AS).
6. Huit ans plus tard, la Cour remobilise cette grille d’analyse en l’affaire Sanchez c. France, qui porte bel et bien sur « une plateforme de média social ». Elle s’en justifie au regard du statut de personnalité politique du requérant.
Certes, la liberté d’expression jouit d’une haute importance dans le cadre du débat politique (§ 146). Il n’empêche qu’un personnage politique assume également des « devoirs et responsabilités » (§§ 150 et 187), contrepartie de la protection « renforcée » qui lui est accordée. C’est donc sous l’angle des devoirs et des responsabilités (article 10, § 2, de la Convention) inhérents à l’utilisation des réseaux sociaux par un personnage politique à des fins politiques et dans le cadre d’une campagne électorale que la Cour a abordé la requête (§ 180).
7. Sur la nécessité de l’ingérence, la Cour articule son raisonnement en quatre points.
Tout d’abord, elle souligne que les commentaires litigieux constituaient des discours de haine racistes et xénophobes (§§ 176 et 189). Ces contenus illicites, diffusés en période électorale et dans un climat de tensions locales, ont un impact dommageable renforcé (§ 177).
La Cour relève ensuite qu’à aucun moment le requérant n’a entrepris d’actions pour modérer les propos illicites postés sur son mur Facebook. Pour la Cour, dans une telle situation, l’on peut raisonnablement s’attendre de la part du titulaire du compte à la mise en place d’un minimum de mesures destinées à identifier et à retirer des « propos clairement illicites » (§ 190), d’autant plus lorsque les contenus diffusés sont librement accessibles à tout un chacun (§ 193). Devant les juridictions internes, l’homme politique s’était défendu en avançant que, s’il consultait son mur Facebook quotidiennement, il lui était toutefois impossible de lire systématiquement les « trop nombreux » commentaires de tiers publiés sous ses posts. Cet argument n’a pas convaincu la Cour puisque, en l’espèce, seuls quinze commentaires avaient été publiés (§ 200).
Quant à la possibilité effective pour les victimes d’engager directement la responsabilité des auteurs des propos litigieux, la Cour indique que le requérant n’a pas été condamné « en lieu et place » des auteurs. Ces derniers ont d’ailleurs également vu leur responsabilité pénale engagée par les juridictions françaises, mais pour d’autres faits et selon un régime distinct (§§ 202 et 203).
Enfin, la Cour reconnait que l’engagement de la responsabilité pénale d’une personne pour les propos tenus par des tiers comporte des risques pour la liberté d’expression en ligne (§ 205). Une telle condamnation n’a toutefois pas eu de répercussion négative sur l’usage ultérieur par le requérant de sa liberté d’expression et n’a pas empêché son élection en tant que maire l’année suivante (§ 208).
Par conséquent, la Cour dresse un constat de non-violation de l’article 10 de la Convention.
À son estime, la condamnation pénale de l’homme politique, dans le cadre de l’utilisation des réseaux sociaux à des fins politiques et en période de campagne électorale pour défaut de modération de commentaires illicites postés par des tiers sur son mur Facebook accessible à tout internaute n’emporte pas violation de la liberté d’expression.
8. Notons que la Cour s’était déjà penchée, en 2020, sur la question de la modération des commentaires en ligne en période de campagne électorale. Dans l’affaire Jezior c. Pologne, elle a considéré que l’engagement de la responsabilité d’un blogueur à raison d’un commentaire anonyme diffamatoire à l’encontre du maire actuel emportait violation de l’article 10 de la Convention. Elle s’était d’ailleurs montrée très attentive aux « effets dissuasifs » pour la liberté d’expression dénoncés par les commentateurs de l’arrêt Delfi AS (§§ 58 et 60 de l’arrêt Jezior).
En l’espèce, le requérant était candidat au poste de conseiller municipal et tenait un blog dédié à l’actualité de sa commune.
Si des similarités contextuelles semblent rapprocher l’espèce de l’affaire Sanchez c. France, d’importantes différences factuelles éclairent toutefois le constat de violation de la liberté d’expression. En effet, le commentaire diffamatoire à l’égard d’un autre candidat avait été « frénétiquement » reposté par un utilisateur anonyme sans aucun lien avec l’article d’origine et de réelles mesures de modération étaient appliquées sur le blog (§§ 54 à 57 de l’arrêt Jezior). Le commentaire litigieux avait été promptement supprimé par un modérateur et, lors de sa rediffusion, des mesures complémentaires avaient été mises en œuvre (notamment, la faculté de poster un commentaire conditionnée à une inscription préalable et un système de signalement au titulaire des nouvelles activités sur le blog).
9. L’affaire Sanchez c. France est donc tout particulièrement intéressante à l’approche des élections de 2024. Elle met en exergue la responsabilité sociale des personnalités politiques dans le cadre de l’utilisation des réseaux sociaux à des fins politiques et électorales. Elle souligne par ailleurs les obligations qui leur incombent lorsqu’elles décident d’ouvrir des espaces de discussion publics pour recueillir les réactions des internautes.
Face à la diffusion grandissante de contenus illégaux et dommageables en ligne, rappelons l’importance d’une approche globale et de l’implication d’une multitude d’acteurs pour lutter contre ce fléau. Certes, les auteurs de propos illicites sont en première ligne responsables de leur propre comportement. Les géants du net qui offrent aux internautes des services intermédiaires (réseaux sociaux, plateformes de partage de vidéos en ligne, places de marché en ligne, etc.) se voient aussi imposer, à cette fin, une série d’obligations en vertu du règlement européen sur les services numériques (plus connu sous son acronyme en langue anglaise « DSA »). À leur égard, les exigences européennes sont déjà applicables depuis le 25 août 2023.
Entre les deux, l’utilisateur d’une plateforme en ligne qui ouvre un espace de discussion public sur sa page personnelle peut aussi avoir à assumer une responsabilité propre, d’autant plus lorsqu’il occupe une place particulière au sein de la société. Pour la Cour, « il devrait s’agir d’une responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués, le cas échéant en prévoyant que le niveau de responsabilité et les modalités de son engagement soient gradués en fonction de la situation objective de chacun » (§ 185).
Votre point de vue
Denis Luminet Le 12 janvier à 10:05
Schizophrénie de la "Patrie des Droits de l’Homme" :
* Les propos haineux, xénophobes et/ou racistes, de même que les appels à la violence, sont proscrits ;
* Penser, dire et beugler que la France a bien fait de zigouiller, par exemple quelques centaines de Prussiens au sang impur à Valmy, est licite voire impératif, puisque "le fait, au cours d’une manifestation organisée ou réglementée par les autorités publiques, d’outrager publiquement l’hymne national ou le drapeau tricolore est puni de 7 500 € d’amende. Lorsqu’il est commis en réunion, cet outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende" [tiens, Marseillaise : "nos fils nos compagnes" laisse supposer que seul un père de famille est digne de la citoyenneté]
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