1. La Cour européenne des droits de l’homme a largement contribué, depuis vingt ans, au développement des droits des personnes transgenres dans les États du Conseil de l’Europe. Les deux arrêts les plus importants qu’elle a rendu à cet égard sont probablement les arrêts Goodwin c. Royaume-Uni du 11 juillet 2002}] et A.P., Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017.
Dans Goodwin, la Cour a affirmé qu’une personne transgenre ayant subi une opération de réassignation sexuelle devait pouvoir bénéficier de la pleine reconnaissance juridique de sa nouvelle identité. Dans A.P., Garçon et Nicot, elle a jugé qu’une personne transgenre devait pouvoir obtenir la modification de son identité civile sans être obligée de subir une opération chirurgicale de réassignation.
L’évolution est donc considérable : initialement, la Cour s’est limitée à exiger que les États reconnaissent le nouveau sexe des « transsexuels opérés » (Goodwin, §§ 90-92) ; désormais, elle exige que le changement d’état civil puisse intervenir sur la base de la perception qu’a la personne de son identité, sans qu’aucune obligation de transformation corporelle lui soit imposée.
2. L’arrêt Y. c. Pologne rendu par la Cour le 17 février 2022,%22itemid%22 :[%22001-215604%22]}] s’inscrit dans le sillage de ces importants précédents. Il concerne spécifiquement les mentions figurant sur l’acte de naissance d’une personne transgenre après que les autorités étatiques aient expressément reconnu sa nouvelle identité.
En l’occurrence, le requérant, Y., un citoyen polonais, avait été enregistré à la naissance comme un individu de sexe féminin et avait ultérieurement subi une opération de réassignation pour acquérir les caractères physiques du sexe masculin. En 1992, le tribunal de Varsovie avait reconnu sa nouvelle identité masculine et une mention marginale avait alors été apposée en ce sens sur son acte de naissance.
3. En 2005, Y., qui vivait désormais en France avec son épouse et leur fille née en 2001, avait sollicité des autorités administratives polonaises que la mention marginale de son changement d’identité soit supprimée de son acte de naissance afin que celui-ci reflète uniquement sa nouvelle identité masculine. La suppression de cette mention lui avait cependant été refusée, conformément au droit polonais, suivant lequel tout changement postérieur à l’émission de l’acte de naissance doit y figurer sous la forme d’une telle mention.
4. En 2011, le requérant avait initié une autre procédure, tendant, cette fois, à obtenir l’émission d’un nouvel acte de naissance qui ne renseignerait que son identité masculine.
Cette demande avait cependant été, elle aussi, rejetée par le Tribunal de Varsovie, la Cour d’appel de Varsovie et, enfin, la Cour suprême. Les juridictions polonaises ont justifié leur décision en indiquant qu’un nouvel acte de naissance ne pouvait être établi qu’en cas d’adoption et que les dispositions prévoyant l’établissement d’un nouvel acte de naissance pour l’enfant adopté ne pouvaient être appliquées par analogie aux personnes transgenres.
5. Ainsi empêché d’obtenir un acte de naissance reflétant uniquement son nouveau sexe, sans mention de son identité féminine de naissance, Y. s’est tourné vers la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant une violation de son droit au respect de la vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il a indiqué, à cette occasion, qu’il avait le souhait de demander la nationalité française et d’adopter, en France, la nièce de son épouse : pour la mise en œuvre de ces procédures, il lui faudrait présenter une copie de son acte de naissance, ce qu’il appréhendait, craignant des réactions hostiles et humiliantes.
Le gouvernement polonais a, quant à lui, fait valoir qu’il avait rempli ses obligations découlant de la Convention européenne des droits de l’homme en enregistrant le nouveau sexe de Y. Il a ajouté que, pour la plupart des démarches officielles, la présentation d’un extrait d’acte de naissance – qui ne mentionne, à la différence de la copie intégrale de l’acte, que la nouvelle identité – était suffisante. Il a également fait valoir qu’il était important pour l’État de conserver une trace de l’identité originelle des personnes.
6. La Cour de Strasbourg a fait sienne la perspective du gouvernement défendeur.
À ses yeux, le fait que le changement de sexe apparaisse sur l’acte de naissance pouvait certes être perçu par le requérant comme « dévalorisant » et lui causer des « souffrances psychiques » mais il n’était pas amené à dévoiler ces « détails intimes de sa vie privée » dans le cadre de sa vie quotidienne. Ainsi, le registre des actes de naissance n’était pas accessible au public et un simple extrait d’acte sans mention du changement de sexe suffisait pour la plupart des actes courants.
Le fait de devoir procurer une copie complète de l’acte pour certaines procédures, comme l’obtention d’une nationalité ou l’adoption d’un enfant, constituait sans doute un inconvénient pour le requérant mais sa gravité n’était pas suffisante pour induire une violation du droit au respect de la vie privée et familiale.
7. Il résulte donc de l’arrêt commenté que les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme, s’ils ont l’obligation de reconnaître la nouvelle identité des personnes transgenres et cela, qu’elles aient subi ou non une opération de réassignation sexuelle, ne sont pas tenus de leur procurer un acte de naissance exempt de toute mention du sexe de naissance.
Il faut néanmoins, aux yeux de la Cour, que l’on soit en mesure de poser les actes quotidiens ou courants sans devoir présenter une copie intégrale de cet acte : les personnes transgenres doivent pouvoir, pour l’administration de leur vie de tous les jours, recourir à de simples extraits qui ne révèlent pas leur transidentité à leurs interlocuteurs.
8. Dans le système belge, le changement de sexe donne lieu à l’établissement d’un acte de modification de l’enregistrement du sexe qui est associé, dans la banque de données des actes de l’état civil (BAEC), aux autres actes de l’état civil qui mentionnent le sexe (article 135/1, § 5, alinéa 3, de l’ancien Code civil) (l’intitulé « ancien Code civil » ne signifie pas que ce Code n’est plus en vigueur : c’est le nom qu’il porte lorsqu’il concerne les articles non encore remplacés dans le nouveau Code civil, en cours d’adoption). Pour protéger la vie privée des personnes transgenres, la loi limite toutefois assez fortement tant la possibilité d’obtenir une copie intégrale de l’acte de naissance (réservée à la personne, à son représentant légal et ses héritiers et leur notaire ou avocat) (article 29, § 1er, alinéa 3, de l’ancien Code civil) que l’accès des autorités aux actes modifiés dans la BAEC (réservé aux magistrats, parquets, fonctionnaires de la direction de l’état civil et notaires qui peuvent en démontrer la nécessité) (article 78, alinéa 3, de l’ancien Code civil).
Les règles prévalant en Belgique sont donc proches, dans leur principe, de celles appliquées en Pologne et validées par l’arrêt Y. c. Pologne. On peut juger qu’elles exposent dans certains cas les personnes transgenres à l’inconvénient significatif d’un « coming out » non souhaité (« outing »). On peut aussi considérer – à l’instar de notre collègue Pieter Cannoot – que le raisonnement européen reste ici empreint de « cisnormativité » ou de « paternalisme » à l’égard des personnes « trans* ».
Il reste que la prudence européenne se justifie probablement dans le contexte du pluralisme européen et que la question – sensible – se prête peut-être davantage, à ce stade, à des arbitrages au sein des États.
9. La question des mentions figurant sur les actes de l’état civil des personnes transgenres devra en tout état de cause être réexaminée, en Belgique, dans le contexte des réformes rendues nécessaires par l’arrêt n° 99/2019 de la Cour constitutionnelle, qui exige que le législateur organise la reconnaissance des personnes dont le genre est non-binaire ou fluide.