La justice de proximité condamnée par le management ?

par Jean-Paul Goffinon - 16 avril 2010

Les réformes entreprises à la suite des marches blanches de 1996 visaient en principe à rapprocher la Justice du citoyen. Il serait surtout question de police et de procédure pénale. C’est pourtant une juridiction civile qui est censée, plus que toute autre, incarner la justice de proximité : la justice de paix. Elle semble aujourd’hui menacée par un projet gouvernemental de réaménagement du paysage judiciaire mené au nom du management. Afin de saisir les enjeux actuels, essayons de comprendre la genèse et l’évolution de l’institution.

Nous sommes en 1790 à Paris ; l’Assemblée constituante ne se borne pas à débattre d’une Constitution, elle procède aussi à des réformes fondamentales, notamment sur le plan judiciaire. Un personnage important à cet égard est le juriste Jacques-Guillaume Thouret (1746-1794). Le rapport qu’il fait au nom de la commission de la justice le 24 mars 1790 (Discours sur la réorganisation du pouvoir judiciaire) peut être consulté en ligne : cliquez ici

L’orateur veut démontrer la nécessité de faire table rase d’une organisation judiciaire coupable de trois abus : la vénalité des charges, l’immixtion dans les pouvoirs législatif et exécutif, l’inégalité. Il faut mettre en place de nouveaux juges, qui ne constitueront ni une classe ni un contre-pouvoir, et auxquels tous auront accès sans formalisme ni frais excessifs. Les juges de paix seront le rouage à la base du mécanisme, à la demande, précise Thouret, du peuple lui-même : leur établissement est demandé par le plus grand nombre des cahiers de doléances. Leur recrutement se fera en principe par élection, sans exigence de formation juridique. Armés de leur bon sens et de leur connaissance du terrain, ces hommes de bien seront à même de traiter de nombreuses affaires civiles et pénales.

Soulignons, en nous limitant au civil, quelques dispositions des lois qui furent alors votées : compétence générale en matière de conciliation, avec, en cas d’échec, renvoi au tribunal départemental ; taux de ressort (c’est-à-dire le montant à partir duquel une décision est susceptible d’appel) assez élevé ; possibilité de statuer en équité dans les affaires jugées en dernier ressort ; interdiction de la représentation par avocat ; mise en état des causes dans les quatre mois de l’introduction, sous peine d’extinction de l’action.

La nouvelle institution était à certains égards utopique. Pourtant, un ouvrage récemment publié, qui permet de suivre au jour le jour son fonctionnement dans un de nos cantons lors de sa mise en place par l’occupant français, laisse une nette impression d’efficace célérité. Jean Lecomte, ancien juge de paix de Fosses-la-Ville, a mis en ordre les archives du tribunal et présente le travail quotidien des deux premiers magistrats cantonaux, du 9 mars au 21 septembre 1796. Mission de conciliation accomplie, avec plus de 50 % de réussite, instruction des affaires rapide mais soignée (interrogatoires, descentes sur les lieux, expertises, etc.) dans les jours suivant l’introduction, motivation en droit des décisions rendues en premier ressort : si les tribunaux actuels fonctionnaient aussi bien, on pavoiserait.

Reste que l’institution ferait, au XIXe siècle, l’objet de critiques tenant à la suspicion dont étaient l’objet des notables locaux, souvent sans formation juridique et parfois enclins à confondre l’intérêt général et leurs intérêts particuliers. Comme l’explique l’historien du droit Jean-Pierre Nandrin, on professionnalise alors la fonction, mais sans renoncer à l’héritage : le nom reste, avec ses connotations de conciliation et de proximité. La fin du XXe siècle verrait les compétences de ce juge ambigu s’accroître considérablement ; il s’agissait en fait de soulager les cours d’appel, où l’arriéré judicaire avait pris une ampleur scandaleuse, mais on le fit en maniant une rhétorique qui invoquait à la fois les aptitudes du technicien du droit et les vertus particulières d’une « institution bénéfique ».

C’est toujours comme cela que le SPF Justice présente la fonction. Le lecteur pourra constater, en suivant ce lien, que les mérites de ce juge conciliateur et même médiateur y sont vantés, alors qu’ils ne sont le résultat que d’une tradition et non de textes légaux :
cliquez ici

La réalité de cette tradition a été mise en lumière récemment par Barbara Truffin, qui enseigne l’anthropologie juridique à l’Université libre de Bruxelles, au terme d’une observation au jour le jour du travail accompli par six juges de paix. A la fois juristes et conciliateurs, ces magistrats font preuve de grandes capacités d’initiative et d’adaptation. L’étude montre que le juge de proximité est celui qui contribue à réduire l’écart entre acteurs inégaux en ressources juridiques et communicationnelles : on retrouve l’idée d’égalité qui est à la source de l’institution.

Le projet ministériel initial de réaménagement du paysage judiciaire comportait pourtant l’intégration pure et simple de la justice de paix dans un grand tribunal d’arrondissement :
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On ne trouve dans ce texte, dont la logique est strictement managériale, aucune réflexion sur l’origine et le sens de la justice de proximité. Or, si personne ne peut contester le principe d’une meilleure utilisation des ressources matérielles et humaines, encore faudrait-il d’abord s’entendre sur les fins auxquelles ces moyens doivent employés.
En cours de réaménagement, la réforme laissera pour l’instant en place les cantons actuels, avec leurs lieux d’audience et leurs greffes, sans exclure, demain, des modifications sur base de données quantitatives. Un des restes de l’héritage révolutionnaire est la possibilité offerte au justiciable, en de nombreux domaines, de présenter lui-même sa requête à un guichet proche de son domicile. Que restera-t-il de cela si l’on vient à délocaliser au nom du rendement ?

La réorganisation de 1790 et les projets actuels ont en commun un contexte de méfiance (d’intensité variable) du politique à l’égard du judicaire. La première avait du moins le mérite de viser à plus d’égalité. Ignorer celle-ci au profit de la rentabilité alors que les inégalités se creusent ne répond pas aux attentes du public. L’usager serait sans doute mieux servi par la réactivation de certaines idées révolutionnaires. On ne pense évidemment ni à l’abaissement du pouvoir judiciaire ni à l’exclusion des avocats des prétoires. En revanche, faire des débats succincts la règle et de la mise en état longue l’exception à justifier, ainsi qu’étendre la compétence du juge de paix en matière de conciliation, pourraient constituer des pistes intéressantes.

Ouvrages cités :

 Jean Lecomte, Les origines et la fondation de la Justice de Paix du canton de Fosse, 150 pages (L’ouvrage est disponible au prix de 5 euros + frais d’envoi éventuels au syndicat d’initiative, 12, Place du Marché, 5070 Fosses-la-Ville, tél. : 071/71.46. 24, fax : 071/71.47.74, tourisme@fosses-la-ville.be).

 Jean-Pierre Nandrin : La justice de paix à l’aube de l’indépendance de la Belgique (1832-1848) La professionnalisation d’une fonction judiciaire, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1998.

 Barbara Truffin, Les juges de paix belges et la mutation des modèles de justice civile, in Droit et Société, 2007, n° 66, pp. 295 à 330.

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