Le juge peut limiter les abus du droit de grève ? - Sébastien Roger, avocat
Q. (T.Bo) : Indépendants et PME pointent que le droit de grève est de ne pas travailler, pas d’empêcher les autres de travailler ou de circuler. Le droit de grève a-t-il des limites ?
Sébastien Roger (SR) : Même si en théorie il existe des droits absolus, c’est-à-dire qui prévalent sur tout comme le droit de propriété, dans la pratique, les juristes se sont rendus compte qu’on ne pas tout laisser faire. A un moment, il convient de baliser les règles pour éviter un conflit entre le droit de l’un contre celui de l’autre. Mettre des limites : la jurisprudence l’a fait en construisant la théorie de l’abus de droit. Abuser de son droit, c’est soit l’utiliser de façon disproportionnée par rapport aux enjeux soit l’utiliser pour nuire. Quand les limites sont dépassées, les juges les rappellent, le cas échéant vous privent de votre droit. Ce principe s’applique à tous les droits, dont le droit de grève. Qu’est-ce que le droit des travailleurs de faire grève ? C’est la cessation de travail en vue de faire prévaloir une revendication professionnelle. Généralement, l’adversaire est l’employeur et non pas un tiers. Et si les travailleurs ont un droit à la grève, d’autres travailleurs présentent aussi d’autres droits comme le droit de travailler, le droit d’exercer son activité pour l’entrepreneur ou le droit de propriété qui lui permet de décider ce qui se fait chez lui. Si on applique le principe de l’abus de droit au droit de grève, on arrive à la conclusion qu’on ne peut pas tout faire. Finalement, tout est une question d’équilibre et de trouver le juste milieu.
Q. : Les juges ont souvent condamné des voies de fait réalisées autour du droit de grève mais la cour d’appel de Liège (mars 2010) a redéfini le droit de grève comme un droit d’exercer une pression économique négative sur l’entreprise. Est-ce un tournant ?
SR : On ne peut pas donner une définition large du droit de grève sur base de deux ou trois extraits de cet arrêt. Remettons-le dans son contexte : un licenciement collectif contre lequel luttaient des travailleurs, une lutte qui comprenait des voies de fait c’est-à-dire le blocage de l’accès à des entrepôts. La jurisprudence se limite à un tel cas particulier. Ici, le juge a considéré que les travailleurs n’ont pas abusé de leurs droits. Compte tenu des intérêts et de l’enjeu - la perte de 300 emplois - les voies de fait n’étaient pas disproportionnées. Mais cette jurisprudence n’a rien d’absolu. Aujourd’hui à Liège, on obtient encore des ordonnances sur requête unilatérale pour mettre fin à des piquets de grève ou blocages d’entreprise.
Q. : Faire appel au juge pour empêcher des piquets de grève n’est-ce pas contraire au principe de concertation qui prévaut dans les conflits sociaux ?
SR : Dans la pratique, ce sont souvent les syndicats qui ne respectent pas ce principe de concertation. Un mécanisme de règlement des conflits collectifs signés par les parties existe dans chaque secteur. En résumé, on discute et si cela ne fonctionne pas, les travailleurs peuvent déposer un préavis de grève pour permettre encore la discussion, qui, si elle fait encore défaut, peut déboucher sur une grève. Voilà pour la théorie. Sur le terrain, les grèves sauvages ont le dessus. On fait d’abord grève et puis on discute sous la menace. Voilà ce qui nous amène à reprocher souvent aux syndicats de ne pas avoir respecté leurs engagements signés, soit la convention collective de travail. C’est plutôt là que le bât blesse. Ensuite, sur le fond, l’intervention du juge n’apparaît pas contraire au principe de concertation. Les conflits collectifs n’étant pas de sa compétence, aucun juge n’osera signifier la fin d’une grève, considérant toujours qu’une grève est la cessation de travail. Par contre, le juge peut dire que des actes commis autour de la grève sont abusifs.
Le juge ne peut intervenir a priori pour limiter l’exercice du droit de grève - Christian Panier, ancien président du tribunal de première instance de Namur
Q. (J.-C.M.) : Christian Panier, lorsque vous étiez président du tribunal de Namur, il vous est arrivé de devoir rendre des ordonnances après que des sociétés vous avaient saisi d’une requête en référé afin de faire interdire préventivement des grèves ou des piquets de grève.
Christian Panier (ChrP) : Oui, c’est arrivé plusieurs fois. Notamment le jour du mariage du prince Philippe et de la princesse Mathilde. La SNCB m’avait demandé de faire interdire un éventuel blocage de la gare de Namur par des grévistes. En 2005, c’étaient les patrons de trois supermarchés qui avaient cherché, par une requête unilatérale d’empêcher, préventivement, sous peine d’astreintes, la formation de piquets devant leurs magasins.
Q. : Et qu’aviez-pris comme décisions ?
ChrP : J’avais estimé, en substance, que les mesures sollicitées par les requérants excédaient le pouvoir de juridiction du juge de l’ordre judiciaire, que non seulement elles s’apparentaient à une disposition prohibée par le code judiciaire mais qu’aussi elles relevaient essentiellement et prioritairement des attributions du pouvoir exécutif. J’estimais et j’estime toujours que c’est aux autorités communales, à la police, qu’il revient d’intervenir si des grévistes entravent la circulation, commettent éventuellement des infractions appelées, le cas échéant, à être jugées a posteriori.
Q. : Mais le droit de grève permet-il tous les comportements ?
ChrP : Le droit de grève, pas plus qu’aucun autre droit, n’est absolu et si des infractions relevant du droit pénal sont commises alors qu’on l’exerce un gréviste tabasse un non-gréviste pour l’empêcher d’entrer dans son entreprise, des grévistes démolissent leur outil de travail , il sied évidemment de les poursuivre et de les punir. Mais, même si le droit de grève n’est pas inscrit comme tel dans la Constitution, il s’agit d’un droit consacré internationalement, notamment par le Bureau international du travail, qui a pris des directives que les Etats membres sont censés respecter. La Charte sociale européenne n’est pas un chiffon de papier. Je sais que pour de nombreux patrons, le droit de grève se résume au droit à ne pas travailler. Ils n’acceptent pas qu’on puisse reconnaître comme droits véritables des actes dits détachables du droit de grève, comme le fait d’établir des piquets de grève devant une entreprise ou un établissement commercial destinés à empêcher les travailleurs de rejoindre leur lieu de travail ou les clients d’entrer dans un magasin. Mon avis de magistrat est que lorsque le droit de grève entre en conflit avec le droit de travailler ou de consommer, par exemple, il s’agit d’établir la balance des intérêts en présence.
Q. : Qui, selon vous, penche dans quel sens ?
ChrP : J’aurais tendance à répondre que, pour autant qu’il s’exerce dans les formes, et je songe particulièrement en l’occurrence au dépôt d’un préavis, un droit collectif comme le droit de grève prime sur les droits individuels.
Q. : Que penser des requêtes unilatérales préventives ?
ChrP : Qu’elles entendent obtenir du juge qu’il rende des ordonnances qui s’apparentent à des ordonnances de police, qu’il rende des ordonnances sans qu’il y ait débat contradictoire, qu’il rende des ordonnances qui tire tous azimuts et que cela ne va pas, que le droit judiciaire n’y trouve pas son compte. A mes yeux, il est bon que le système social mis en place en Belgique après la Seconde Guerre mondiale ait privilégié la concertation. J’estime que l’intervention judiciaire doit être secondaire, voire subalterne, surtout lorsqu’elle s’effectue sur le mode unilatéral.