L’album Tintin au Congo incite-t-il au racisme et à la xénophobie ? C’est en somme la question à laquelle le président du tribunal de première instance a répondu par la négative ce 10 février 2012, au terme d’une procédure comme en référé en cessation (article 18 de la loi mentionnée ci-après). Fondée sur la loi du 30 juillet 1981 ‘tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie’ (dite « loi Moureaux », du ministre de la Justice qui l’a fait voter en son temps, ou « loi anti-racisme », dernièrement modifiée par la loi du 10 mai 2007, la requête enjoignait (à titre principal) aux sociétés Moulinsart et Casterman, ayants droit et éditrices des albums d’Hergé, de « cesser ou de faire cesser toute exploitation commerciale, diffusion, distribution, impression sous quelque forme que ce soit, des différentes éditions de l’album […] ».
D’un point de vue civil d’abord, l’ordonnance estime que l’album ne crée aucune discrimination directe qui serait « fondée sur une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique » (article 7, § 1er, de la loi précitée) et qui conduirait à un traitement différencié dans une situation comparable (article 4, 6°, de la même loi). Effectuant ce test de comparabilité, l’ordonnance met en parallèle deux situations différentes à deux périodes distinctes. Imaginé dans un contexte colonialiste (la première édition datant de 1931, la seconde de 1946), Tintin au Congo ne peut être analysé identiquement à la lumière des valeurs actuelles. Ainsi, le président conclut que « le maintien, à notre époque, de la vente de cette bande dessinée créé[e] au temps du colonialisme, et baignée des idées et atmosphères du temps de sa création, ne peut être considéré comme portant atteinte à la dignité de la presse, ou au groupe de personnes, protégées par la loi anti-racisme ».
D’un point de vue pénal ensuite, les articles 20 et 21 de la loi du 30 juillet 1981 punissent toute personne qui, à l’égard d’une communauté ou de ses membres, incite à la discrimination ou à la ségrégation, à la haine ou à la violence, ou diffuse des idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale. De tels délits impliquent comme tout délit pénal un élément intentionnel. Ce dernier se traduit au regard de la loi anti-racisme en une volonté de la part de l’auteur d’inciter ou de diffuser de telles idées. L’ordonnance aboutit à la conclusion que cet élément intentionnel fait défaut chez Hergé, compte tenu notamment du contexte colonial dans lequel l’album a été imaginé. L’auteur a d’ailleurs reconnu de son vivant que « cet album est un péché de jeunesse… Si j’avais à le refaire, je le referais tout autrement, c’est sûr ».
Les Tintinophiles se réjouiront de la conclusion positive de cette affaire. Cependant, elle démontre sans nul doute un certain malaise dans notre société. Alors que Tintin au Congo a traversé plusieurs décennies sans être contesté, la requête dont cet album a fait l’objet souligne les nouvelles sensibilités actuelles, celles fondées entre autres sur la race, l’ethnie et la couleur de peau. En définitive, cette affaire s’inscrit dans une discussion plus large liée à la portée actuelle de la liberté d’expression : doit-on aujourd’hui réprimer au regard des dispositions législatives et mœurs actuelles ce que l’on pouvait exprimer librement hier ? Comme le fait à juste titre le président du tribunal de première instance, de telles interdictions doivent être évitées, laissant le contexte historique et la liberté d’expression, telle que conçue à l’époque, les justifier.