Des juges catalans sous surveillance policière : violation du droit au respect de la vie privée

par Cécile de Terwangne - 23 novembre 2022

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée le 28 juin 2022 dans une affaire qui a surgi au cœur des troubles liés au projet de consultation populaire sur l’indépendance de la Catalogne (voir le communiqué de presse ci-contre).

Arrêt de la CEDH

Cette affaire concerne un épisode de cette période agitée, impliquant trente-trois juges en exercice à l’époque en Catalogne. Ce ne sont pas les droits politiques de ces juges qui sont en cause, comme on aurait pu l’imaginer, mais leur droit au respect de la vie privée et leur droit à l’image.
Cécile de Terwangne, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Namur et directrice de recherches au Centre de Recherche Information, Droit et Société de la même Université (CRIDS), commente cet arrêt ci-dessous.

1. Ces magistrats ont signé en février 2014 un manifeste dans lequel ils se sont exprimés sur la question largement débattue à ce moment de la légalité, au regard de la Constitution espagnole, du projet de consultation populaire sur l’indépendance de la Catalogne.
Ils déclaraient dans ce manifeste que le peuple catalan disposait du « droit de décider » sur cette question, droit qui, selon eux, était en conformité avec la Constitution et le droit international.
Le Tribunal constitutionnel espagnol se prononcera en sens opposé un mois plus tard en déclarant ce projet de « referendum d’autodétermination » de la Catalogne inconstitutionnel. Il est renvoyé sur ce point au dossier consacré sur Justice-en-ligne à la Catalogne.

2. Quelques semaines après la parution du manifeste des trente-trois magistrats, le journal La Razón publia un article intitulé « La conspiration des 33 juges séparatistes ». Cet article contenait des photographies et des informations personnelles sur chaque juge (ses nom et prénoms, le tribunal dans lequel il travaillait, et des commentaires sur ses convictions politiques) extraites pour partie de la base de données d’identification de la police espagnole.

3. Vingt de ces juges déposèrent plainte et demandèrent réparation pour cette diffusion illégale de leurs données.
La plainte fut toutefois rejetée par le juge d’instruction de Madrid et l’instance d’appel, estimant qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour imputer les faits incriminés à une personne déterminée au sein de la police.
Une autre plainte auprès de l’Agence de protection des données n’aboutit pas davantage.

4. Les juges se tournèrent vers la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à plusieurs droits, dont leur droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Selon eux, la police les avait fichés de manière injustifiée en se servant des photos qui se trouvaient dans sa base de données, photos qui avaient par la suite fait l’objet de fuites dans la presse.
Ils se plaignaient en outre de ce que l’enquête menée en réponse à leur plainte avait été insuffisante.

5. Cette affaire a été l’occasion pour la Cour, dans son arrêt M.D. et autres c. Espagne du 28 juin 2022 (le PDF est accessible en haut de l’article), de réaffirmer que le simple fait de stocker des données relatives à la vie privée d’un individu constitue une ingérence dans son droit au respect de la vie privée, quel que soit l’usage qui est fait des données.
Pour déterminer si on est en présence de données comportant des aspects liés à la vie privée, la Cour précise qu’il faut tenir compte du contexte dans lequel les informations ont été enregistrées et conservées, de la nature des fichiers, de la manière dont ces fichiers sont utilisés et des résultats qui peuvent être obtenus. En outre, les données qui révèlent des opinions politiques sont des données sensibles qui doivent bénéficier d’un plus haut niveau de protection. Par ailleurs, pour la Cour, il importe de limiter l’utilisation des données à la finalité pour laquelle elles ont été enregistrées.
La Cour estime en conséquence que, lorsque la police espagnole établit, sans aucune justification légale, un rapport sur chaque juge signataire du manifeste alors que rien n’indique que ces juges aient pu commettre une infraction ou qu’ils aient été impliqués dans la préparation d’activités criminelles, la simple existence de ce rapport de police constitue une violation de l’article 8. La violation est renforcée par le fait que les autorités publiques ont utilisé des données personnelles à une fin autre que celle qui avait justifié leur collecte.

6. À cette première violation du droit au respect de la vie privée des juges catalans, la Cour va ajouter un deuxième constat de violation de ce droit, non plus du fait de l’action des autorités publiques espagnoles, mais pour leur inaction concernant les fuites des informations dans la presse et l’enquête à ce propos.
Il est indéniable pour la Cour que les photos et certaines informations publiées par le journal provenaient de la base de données de la police, à laquelle seules les autorités avaient accès. La seule explication de la divulgation illégale des photos et informations est que les autorités ont permis qu’une telle fuite soit possible.
Ces autorités ont donc failli à leur obligation de garantir le respect effectif de la vie privée des individus concernés. Selon la Cour, cette obligation comprend aussi l’obligation de mener des enquêtes effectives en cas d’atteinte à la vie privée. Dans le cas des juges catalans, cela impliquait d’auditionner tous les intervenants et témoins de l’affaire, ce que les juridictions espagnoles n’ont pas fait complètement, ne respectant pas, par là-même, leur obligation liée à l’article 8.

7. Des enseignements importants peuvent être tirés de cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme.
Ainsi, à moins d’avoir une justification légale de le faire, des autorités policières ne peuvent se mettre à établir des dossiers sur des individus qui ne sont impliqués ou soupçonnés d’être impliqués dans aucune activité criminelle, sous peine de violer l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
En outre, la Cour veille à ce qu’on ne détourne pas la finalité pour laquelle des données sont enregistrées dans un fichier : elle conclut à la violation de l’article 8 si on utilise à d’autres fins des informations collectées et conservées initialement dans un but spécifique.
Enfin, les États ont l’obligation de mener des enquêtes diligentes pour élucider les cas d’atteinte au droit au respect de la vie privée et les corriger ou dédommager les personnes concernées.

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Cécile de Terwangne


Auteur

Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Namur et directrice de recherches au Centre de Recherche Information, Droit et Société de la même Université (CRIDS)

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