1. D’une part, l’article 10, § 1, de la Convention européenne garantit à « toute personne » « la liberté de recevoir ou de communiquer des idées sans qu’il puisse y avoir d’ingérence d’autorités publiques » mais il précise, en son paragraphe 2, que, l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités, il peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions, ou sanctions prévues par la « loi », qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique et cela, notamment pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
D’autre part, l’article 19 de la Constitution garantit la liberté de s’exprimer en toute matière, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’exercice de cette liberté.
2. Mais jusqu’aux années 80, la prise de parole des magistrats n’était pas abordée sous l’angle de ces droits fondamentaux.
On considérait qu’une simple circulaire ministérielle, voire un simple usage, pouvait régler la question en restreignant les conditions dans lesquelles un magistrat était autorisé à s’exprimer.
Ainsi, sur la base d’une circulaire ministérielle, un juge se vit infliger une sanction par ses autorités disciplinaires au motif qu’il avait participé à un débat radiophonique sans l’autorisation préalable de son chef de corps. Et, au surplus, ajoutèrent ces autorités, en acceptant sa nomination, un magistrat « renonce implicitement à sa liberté d’expression ».
Déroutante solution : on rappellera que seule la loi, et non et non un usage ou une circulaire, peuvent déroger à une liberté inscrite dans la Convention européenne ou dans la Constitution qui sont des normes de rang supérieur, et pour autant que celles-ci le permettent.
3. La doctrine (c’est-à-dire la plupart des spécialistes du droit sur ces questions) critiqua vivement cette décision car elle consacrait une forme de censure.
À notre connaissance, elle marqua un tournant car on ne le lui connut pas de suite. D’éminents auteurs firent observer que si, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, « la loi » peut viser le droit non écrit, tel un usage, en vertu de l’article 53 de la Convention européenne, des dispositions de droit interne plus favorables à l’individu doivent prévaloir sur celles de la Convention. Or, dans le système belge, en vertu de la Constitution, seul le législateur peut aménager la liberté d’expression :il doit s’agir, autrement dit, d’une vraie loi votée par le Parlement. La combinaison de la Convention européenne et de la Constitution permet dès lors d’exclure l’exigence d’une autorisation préalable à la prise de parole d’un juge à défaut d’une loi qui l’organise, une loi au sens formel, soit une norme claire, précise et accessible, adoptée au terme d’une procédure législative.
4. En son dernier état, la jurisprudence de la Cour européenne a été précisée dans une affaire opposant M. Andràs Baka, Président de la Cour suprême de Hongrie et Président du Conseil national de la justice, à l’État hongrois.
Cet arrêt a été commenté dans notre site le 12 aout 2016 . On rappellera simplement que la Cour a reconnu à la liberté d’expression des magistrats « un haut degré de protection » lorsque leurs propos concernent le fonctionnement de la justice, protection qui va jusqu’à s’étendre aux propos qui heurtent, choquent ou inquiètent. Il y va du pluralisme, de la tolérance et de l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique.
Mais la Cour a posé des limites : le magistrat ne doit pas méconnaître son devoir de réserve de manière telle qu’il compromette la confiance des citoyens dans son impartialité ; d’autre part, son point de vue doit s’inscrire dans un cadre strictement professionnel. Dans l’affaire Baka, l’État hongrois a été condamné pour les différentes formes de sanctions qui avaient été infligées au magistrat.
5. Désormais, la prise de parole des magistrats a changé de statut. Elle n’est plus de prime abord considérée comme la transgression d’une obligation de se taire. Même si elle dérange ou scandalise les autorités disciplinaires, du moment qu’elle ne compromet pas la confiance du justiciable dans l’impartialité du magistrat concerné, elle peut prendre place dans le débat public sur le fonctionnement de la justice.
6. Enfin, à l’heure actuelle, on s’interroge régulièrement sur l’existence d’un « devoir de parler » et, de façon plus précise, sur l’existence d’un devoir des magistrats de critiquer l’institution à laquelle ils appartiennent lorsqu’ils en constatent le mauvais fonctionnement.
La question est délicate. La réponse traditionnelle est que les magistrats ne peuvent prendre le risque de compromettre la confiance des justiciables envers l’institution judiciaire. La réponse plus conforme à l’évolution des temps est qu’au risque d’irriter ou de déplaire, les magistrats doivent contribuer aux débats qui contribuent à un meilleur fonctionnement de la justice.
Votre point de vue
Amandine Le 28 mars 2019 à 16:05
Je trouve suis tout à fait normal qu’étant donné la situation actuelle de délabrement dans lequel l’institution judiciaire se trouve, du fait notamment de la manière dont le pouvoir exécutif belge la gère, les magistrats manifestent et prennent la parole pour en informer les citoyens et citoyennes.
En ce qui concerne "ni juge ni soumise", toutefois, je ne vois pas en quoi la magistrate au centre de ce documentaire, et les auteurs de celui-ci, auraient contribué à un meilleur fonctionnement de la justice, ou une meilleure information du public. Je l’ai vu lors de sa première projection à l’Académie Royale, avant donc la controverse qu’il a entraînée, et j’ai eu le sentiment qu’il s’agissait d’un spectacle complaisant envers la magistrate et qui m’a mise en la désagréable position de voyeuse en ce qui concerne les justiciables.
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