La pagaille des nominations des chefs de corps dans la justice bruxelloise

par Benoît Dejemeppe - 2 janvier 2024

Le processus de pacification linguistique à Bruxelles n’est pas un long fleuve tranquille. Le récent raidissement de la commission de nomination et de désignation néerlandophone du Conseil supérieur de la Justice l’illustre à nouveau, qui s’est opposée à toute présentation d’un candidat francophone au poste de procureur général en raison de la demande de renouvellement du mandat de la première présidente de la Cour d’appel, francophone elle aussi. L’affaire est devenue judiciaire. Par ailleurs, cela va bientôt faire trois ans qu’il n’y a plus de procureur du Roi effectif à Bruxelles.
Benoît Dejemeppe, président de section émérite à la Cour de cassation, maître de conférences honoraire à l’Université Saint-Louis Bruxelles, tente ici de faire le point sur cette situation complexe.

L’alternance linguistique des chefs de corps à Bruxelles

1. Dans une région bilingue comme Bruxelles, l’alternance linguistique des chefs de corps des juridictions concernées, c’est-à-dire du premier président de la Cour d’appel de Bruxelles, du procureur général de Bruxelles et du procureur du Roi de Bruxelles, est une idée pleine de sagesse qui permet aux deux communautés de se trouver représentées à tour de rôle au plus haut niveau.
Mais, entre la théorie et la pratique, il y a un pas que la loi doit franchir de manière aussi claire que possible. On sait qu’à défaut, « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination » (Jean Giraudoux) tandis que, dans la matière communautaire, la situation peut vite devenir conflictuelle, comme en atteste le récent incident au Conseil supérieur de la Justice, où la procédure de désignation du prochain procureur général francophone a été bloquée.
En outre, le grippage de la procédure de désignation d’un nouveau procureur du Roi de Bruxelles mérite également l’attention.

Que dit la loi ?

2. La loi dispose que les procureurs généraux successifs à la Cour d’appel de Bruxelles et les premiers présidents successifs de la même Cour doivent appartenir à un régime linguistique différent (article 43bis, § 4, alinéa 2, de la loi du 15 juin 1935 ‘concernant l’emploi des langues en matière judiciaire’). Le régime linguistique, soit francophone ou néerlandophone, s’entend seulement de la langue du diplôme.

3. La loi prévoit aussi que les chefs de corps peuvent exercer un mandat de cinq ans, renouvelable une fois (article 259quater, § 3bis, du Code judiciaire). Si le mandat prend fin « prématurément », le remplaçant doit appartenir au même régime linguistique et, en cas de renouvellement éventuel du mandat de ce remplaçant, son mandat s’achèvera, dans tous les cas, dix ans après le début du premier mandat.

4. Quant à l’alternance linguistique à opérer « en même temps » entre les chefs de corps de la Cour d’appel et du parquet général de Bruxelles, si elle est souhaitable et si elle a été politiquement souhaitée, elle ne trouve pas un appui univoque dans les travaux préparatoires des textes législatifs qui viennent d’être rappelés.
Vouloir cette alternance est une chose, l’inscrire clairement dans un texte de loi en est une autre. Or elle n’a été formellement prévue qu’« à titre transitoire », lors de leur première désignation, au sens de l’article 43ter, § 3, alinéa 7, de la loi du 15 juin 1935, en d’autres termes : en 2014, mais non lors d’une désignation après que le premier mandat de leur prédécesseur a été accompli jusqu’à son terme et a pris fin sans renouvellement.

Le conflit à la tête de la Cour d’appel et du parquet général

5. Le conflit actuel trouve sa source dans les conditions dans lesquelles l’actuelle première présidente de la Cour d’appel, qui est francophone, a été nommée à ce poste en 2019.
Son prédécesseur, lui aussi francophone, avait effectué un mandat complet de cinq ans de 2014 à 2019 sans demander son renouvellement tandis que le procureur général néerlandophone, lui, avait demandé et obtenu son renouvellement de 2019 à 2024. Le Ministre de la Justice avait considéré qu’au départ du Premier Président, son successeur « renouvellerait » son mandat de cinq ans, de sorte que ce mandat s’achèverait définitivement après cinq nouvelles années. Il est vrai que cette solution préservait rigoureusement l’alternance linguistique entre le siège et le parquet général.
Mais le mandat dudit prédécesseur ne pouvait pas être « renouvelé » pour la simple raison qu’il n’en avait pas fait la demande. Dans ce cas, le mandat aurait dû être ouvert à un candidat néerlandophone, lequel aurait régulièrement « succédé » à son collègue francophone (voy. ci-dessus, point 2). Dans l’hypothèse même où une illégalité aurait pu être constatée, le recours en annulation contre la désignation de la Première Présidente devant le Conseil d’État n’a pas abouti pour une question de procédure sur laquelle il serait trop long de s’appesantir ici. Il s’ensuit que cette désignation est devenue définitive et ne pouvait plus être remise en cause sur le plan de sa légalité.

6. En mai 2023, la Première Présidente de la Cour d’appel décide de demander son renouvellement au terme de son premier mandat.
Le 13 juin 2023, le Ministre refuse de donner suite à cette demande et ouvre la place de premier président en précisant qu’elle est réservée à un candidat néerlandophone puisque, dans la logique de ce qu’il avait décidé en 2019, ce mandat achevait le mandat de dix ans entamé par le prédécesseur francophone de la première présidente (voir aussi le point 3 ci-avant).
Le Ministre ouvre aussi la place de procureur général de Bruxelles à un candidat francophone. Pour cette dernière place, il n’y pas de contestation puisque, au terme de deux mandats successifs, le procureur général sortant de charge est néerlandophone. C’est toutefois cette procédure de désignation du nouveau procureur général qui a été bloquée au sein du Conseil supérieur de la Justice (voir le point 1 plus haut).

7. L’affaire prend alors une tournure judiciaire.
La Première Présidente s’adresse à la fois au Président du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, siégeant en référé, et au Conseil d’État, et elle obtient deux fois gain de cause. Dans son arrêt du 30 novembre 2023 (n° 258.071), la haute juridiction administrative annule tant le refus de transmettre sa demande de renouvellement au Conseil supérieur de la Justice (qui est une étape indispensable au déroulement de la procédure de renouvellement éventuel du mandat de chef de corps) que la déclaration de vacance du mandat à un magistrat néerlandophone.
En substance, le Conseil d’État décide que la demande la première présidente s’inscrit dans le cadre d’un « renouvellement » d’un premier mandat, que l’alternance linguistique visée à l’article 43bis, § 4, alinéa 7, de la loi du 15 juin 1935 est prévue « à titre transitoire » (soit en 2014 seulement ; voir le point 4 ci-avant) et qu’il ne peut en être déduit, au vu des dispositions législatives actuelles, que l’équilibre linguistique entre les fonctions de procureur général et de premier président de la Cour d’appel de Bruxelles constituerait un système permanent en sorte que l’autorité devrait y veiller lors de chaque désignation, soit tous les cinq ou dix ans.
Exit donc la perspective d’un équilibre linguistique pérenne entre la direction du siège et du parquet et la procédure de renouvellement du mandat de l’actuelle première présidente de la Cour d’appel de Bruxelles devrait se poursuivre devant notamment le Conseil supérieur de la Justice.

8. Par comparaison, la question de l’alternance a été résolue d’une manière limpide pour la Cour de cassation.
L’article 43quater, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935 dispose en effet comme suit :
« Le premier président et le procureur général doivent appartenir, selon leur diplôme, à un régime linguistique différent. Les premiers présidents et procureurs généraux successifs doivent appartenir, selon leur diplôme, à un régime linguistique différent ».
Cette règle est simple et ne souffre aucune discussion. Comme l’a relevé le Conseil d’État dans un précédent arrêt (n° 246.548, 3 janvier 2020), « contrairement aux magistrats du siège et du parquet de la Cour de cassation, il manque pour les magistrats près la Cour d’appel une disposition analogue […] ». Cet arrêt considère également que « le choix politique de subordonner l’alternance linguistique à un équilibre linguistique entre les chefs de corps du siège et du parquet au niveau de la Cour d’appel de Bruxelles doit être réalisé, le cas échéant, d’une manière concluante – donc sans créer à terme un nouveau déséquilibre linguistique – par une intervention législative ».
Cette observation faite en 2020 n’a pas reçu d’écho au Parlement. Cette absence de réactivité est ainsi une des causes du clash qui secoue actuellement le Conseil supérieur de la Justice.

9. L’affaire n’est pas terminée.
D’une part, il appartiendra au Conseil supérieur de la Justice d’apprécier les mérites de la demande de renouvellement du mandat de l’actuelle première présidente de la Cour d’appel.
D’autre part, la non-présentation, par le Conseil supérieur de la Justice, d’un candidat au poste de procureur général (voir les points 1 et 6 plus haut) peut encore faire l’objet d’un refus ministériel. Si c’est le cas, le Conseil supérieur de la Justice sera amené à revoir sa position. À défaut de solution, ce poste pourrait, pour une durée indéterminée, être exercé par un magistrat « faisant fonction », ce qui n’est glorieux pour personne alors qu’on déplore déjà cette situation pour la fonction de procureur du Roi de Bruxelles depuis près de trois ans.

Le procureur du Roi

10. De quoi s’agit-il ici ?
À la suite de l’accord institutionnel consacré le 14 septembre 2011 dans ce qu’il est convenu d’appeler la sixième réforme de l’État, le territoire du parquet de Bruxelles a été divisé en deux : d’un côté le parquet de Hal-Vilvorde, de l’autre celui de la Région de Bruxelles-Capitale.
Sous forme de compromis politique, il a été décidé que le procureur du Roi de Bruxelles serait désormais un magistrat francophone, assisté d’un vice-procureur néerlandophone. Cette disposition a toutefois été annulée par la Cour constitutionnelle qui, dans son arrêt du 30 juin 2014 (n° 96/1014), a estimé qu’il n’y avait pas de motivation suffisante pour justifier qu’un procureur du Roi à Bruxelles soit obligatoirement francophone.
Il revenait au législateur de revoir sa copie, ce qu’il est resté en défaut de faire à ce jour.

11. Au printemps 2021, le Procureur du Roi en fonction démissionne et, depuis lors, pour d’obscures raisons communautaires, le Ministre de la Justice n’a procédé à aucune publication de vacance de poste, de sorte que le parquet est dirigé par l’adjoint néerlandophone en place.
À la suite de l’attentat du 21 octobre 2023, le Gouvernement s’est engagé à présenter un projet de loi confirmant l’option politique du choix d’un procureur du Roi francophone, cette fois avec une motivation circonstanciée.
À l’heure où ces lignes sont publiées, la procédure législative est toujours en cours. Affaire à suivre également.

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