Le succès des plateformes en ligne et le contrôle de leur contenu
1. Ces dernières années, la place qu’occupent les plateformes en ligne dans le quotidien des internautes a considérablement évolué. Les services offerts par les réseaux sociaux et les plateformes de partage de vidéos sont désormais utilisés par des milliards de personnes à travers le monde pour s’exprimer, s’informer ou encore se divertir. À titre d’exemples, selon Statista, le nombre d’utilisateurs actifs des plateformes les plus célèbres en 2025 dépasse le milliard : 3,07 pour Facebook, 2,53 pour YouTube, 2 pour Instagram et 1,59 pour TikTok.
2. Ces acteurs du numérique jouissent dès lors d’un pouvoir considérable sur le débat public. Ils agissent à la fois en tant que « promoteurs » et « sanctionnateurs » de la liberté d’expression.
D’une part, leurs services sont devenus incontournables pour l’échange d’information et de contenus. Comme la Cour européenne des droits de l’homme avait pu déjà le soulever en 2012 à l’occasion de l’une des premières affaires concernant des mesures de blocage d’accès à des contenus en ligne, « l’Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public » (Cour eur. D.H., arrêt Ahmet Yildirim c. Turquie, 18 décembre 2012, § 54). Plus de dix ans plus tard, ce constat est d’autant plus vrai : les plateformes en ligne offrent à tout un chacun des possibilités sans précédent d’expression et d’information en temps réel, à moindre coût et sans (presqu’aucune) considération de frontière.
D’autre part, le succès de ces canaux de communication couplé aux développements fulgurants des applications d’intelligence artificielle pour la création et pour la diffusion des contenus génèrent également leur lot de dérives, de risques et de dangers pour les droits humains. Les acteurs du numérique sont dès lors amenés à intervenir davantage que par le passé afin de réduire la diffusion de contenus illégaux et dommageables sur leurs services. Ces interventions sur le contenu peuvent provenir :
- d’une initiative volontaire de la plateforme qui, par l’entremise des conditions d’utilisation du service, décide de retirer certains contenus, d’en réduire la visibilité ou de ne pas permettre à l’auteur d’en tirer des revenus ;
- d’un signalement de contenu prétendument illégal effectué par un utilisateur du service ou par un signaleur de confiance – mécanisme qui doit être désormais obligatoirement mis en place par toute plateforme qui fournit un service sur le territoire de l’Union européenne en vertu du règlement européen sur les services numériques ;
- d’une injonction émise par une autorité judiciaire ou administrative d’un État.
L’objet de l’arrêt Google LLC et autres c. Russie
3. C’est dans le cadre de cette dernière voie d’intervention que s’inscrit le litige dont a eu à connaitre la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Google LLC et autres c. Russie jugée ce 8 juillet 2025 (uniquement disponible en anglais).
4. En l’espèce, Google, qui détient la célèbre plateforme de partage de vidéos YouTube, s’était vu infliger, à plusieurs reprises, par les autorités russes des amendes colossales (certaines atteignant respectivement 87 et 360 millions d’euros). À l’appui de ces amendes, la Russie invoquait le non-respect de plusieurs injonctions de retrait de contenus provenant du régulateur des télécommunications ainsi que le non-respect de condamnations civiles à restaurer une vingtaine de comptes et de chaines YouTube.
5. Le litige portait donc à la fois sur des injonctions de retrait et sur des condamnations de restauration de contenus. Ces dernières peuvent être résumées comme suit.
Les demandes de retrait portaient sur des contenus d’intérêt général qui critiquaient l’action du gouvernement russe sur des sujets d’une importance particulière pour le débat public (gestion de la pandémie de Covid-19, empoisonnement d’Aleksey Navalnyy, guerre en Ukraine, annexion de la Crimée et droits de la communauté LGBTQ) et qui provenaient principalement de l’opposition politique ou de médias indépendants.
À l’inverse, les demandes de restauration portaient sur les chaines YouTube de partisans ou sur des contenus pro-russes qui couvraient positivement les actions du gouvernement.
6. Dans son analyse, la Cour n’a d’ailleurs pas manqué de relever une « incohérence objective » dans l’approche des autorités russes au regard de la protection de la liberté d’expression : alors qu’elles invoquent notamment le droit du public à l’information à l’appui des injonctions de restauration de contenus pro-russes, elles censurent dans le même temps des contenus dissidents d’une importance capitale pour le débat public (point 97 de l’arrêt).
Les enjeux de l’affaire au regard de la liberté d’expression
7. Dans les litiges de ce type, les plateformes en ligne se prévalent généralement de la liberté d’entreprise et de la liberté contractuelle. Ces dernières leur permettent de déterminer la nature du service qu’elles offrent aux utilisateurs et aussi, dans une large mesure, le type de contenus qu’elles y autorisent ou non.
8. La présente affaire mérite une attention particulière dès lors que c’est ici sous l’angle de son droit à la liberté d’expression que Google a introduit la requête. La Cour avait par le passé déjà reconnu qu’en raison du rôle de « facilitateur » qu’ils jouent pour l’accès à l’information et le débat sur des questions d’intérêt public, les fournisseurs de services intermédiaires (à l’instar d’une plateforme en ligne) bénéficient de la liberté d’expression (Cour eur. D.H., décision Tamiz c. Royaume-Uni, 19 septembre 2017, §§ 86 et 90).
En l’espèce, le géant du numérique considère que la Russie a porté atteinte à l’article 10 de la Convention, qui garantit la liberté d’expression, par l’imposition de sanctions destinées à « forcer » tant la suppression de contenus dissidents que la restauration de contenus pro-russes. Pour Google, ces « mesures punitives » visent à décourager les plateformes qui hébergent et diffusent du contenu à continuer d’offrir une tribune en Russie aux opposants politiques et aux médias non contrôlés par l’État (points 55 et 59 de l’arrêt).
L’appréciation de la Cour européenne des droits de l’homme
9. La liberté d’expression n’étant pas absolue, des limitations ou des restrictions sont admissibles sous réserve du « triple test ». Cela signifie que les injonctions de retrait et les demandes de restauration de contenus doivent (i) être prévues par la loi (la légalité), (ii) poursuivre un but légitime (la légitimité) et (iii) être nécessaires dans une société démocratique (la nécessité).
10. La présente affaire appelle principalement des observations au regard des conditions de légalité et de nécessité.
11. Bien que la Cour n’ait pas consacré de développements substantiels sur la légalité, le détournement de dispositions légales comme arme de censure constitue un réel danger pour l’État de droit. Les mesures imposées à Google s’inscrivaient dans le cadre d’un arsenal législatif destiné à lutter contre les « réticences » des plateformes en ligne à faire droit aux injonctions de retrait des autorités russes. La loi nationale énumère ainsi des catégories de contenus considérés comme illicites, à l’instar (i) des informations constituant des appels à des « troubles de grande ampleur », (ii) des « activités extrémistes », (iii) des « informations socialement importantes », sciemment fausses, diffusées sous le couvert de reportages fiables et susceptibles de créer un préjudice public, ou encore (iv) de la désinformation concernant le déploiement des forces armées russes ou visant à discréditer un tel déploiement.
Force est de constater le caractère vague et flou de ces catégories d’« informations », laissant aux autorités nationales une considérable marge d’appréciation dans leur application et, en définitive, tout le loisir de les détourner pour censurer les contenus qui, bien que légaux, « dérangent » ou « déplaisent ».
Il est regrettable que la Cour n’ait pas jugé utile de prendre une position définitive sur cet aspect, au vu des dérives et des dangers découlant du recours grandissant à des dispositions légales qui ne rencontrent pas les exigences de qualité de la loi pour bâillonner les chiens de garde de la démocratie.
12. C’est donc par le biais de la condition de nécessité que la Cour européenne des droits de l’homme a conclu, à l’unanimité, à une violation de la liberté d’expression de Google.
13. En ce qui concerne les injonctions de retrait, la Cour considère que les juridictions russes n’ont pas examiné l’affaire à la lumière des exigences découlant de la Convention.
Pour rappel, les contenus litigieux s’apparentaient à des expressions politiques et contribuaient au débat public, notamment en dressant une « critique » de l’action du gouvernement russe dans une série de domaines. Ils bénéficiaient donc d’une protection « renforcée » par la liberté d’expression, d’autant plus que les limites de la critique admissible sont plus larges en ce qui concerne les actions et les omissions d’un gouvernement, qui doivent pouvoir faire l’objet d’un examen minutieux. Pour la Cour, les autorités nationales se sont contentées d’appliquer les dispositions légales sans aucunement justifier leur action, partant de la présomption selon laquelle la moindre divergence par rapport au « récit officiel » menace les intérêts nationaux.
En outre, la Cour soulève que l’ampleur des amendes imposées risque d’avoir un effet dissuasif sur la volonté des plateformes à continuer d’héberger des contenus dissidents, voire pire, les contraint à un rôle de « censeur » pour le compte de l’État russe.
14. En ce qui concerne les injonctions de restauration, la Cour rappelle que la liberté d’expression comporte également une composante négative : le droit de ne pas être contraint de s’exprimer (point 90 de l’arrêt). Les multiples condamnations de Google à restaurer des contenus interfèrent donc avec sa liberté de déterminer les contenus hébergés sur sa plateforme, ingérences que la Cour n’estime pas nécessaires dans une société démocratique en raison de l’extrême sévérité des amendes imposées et de la mauvaise foi des autorités russes dans l’application des mesures.
La liberté d’expression et les devoirs et les responsabilités imposés aux plateformes en ligne
15. Si le caractère disproportionné et injustifié des mesures saute aux yeux dans la présente affaire, elle a toutefois aussi permis à la Cour d’apporter de précieux éclaircissements au regard des « devoirs et des responsabilités » imposés aux plateformes en ligne qui fournissent une tribune aux internautes, venant nuancer sa jurisprudence Delfi. Pour rappel, la Cour avait considéré, dans un arrêt Delfi c. Estonie du 16 juin 2015, que l’engagement de la responsabilité propre du gestionnaire d’un portail d’informations en ligne pour défaut de modération des commentaires postés par les lecteurs n’emportait pas de violation de la liberté d’expression. Cet arrêt de Grande Chambre (à savoir sa formation appelée à rendre des décisions de principe) avait suscité de vives craintes pour la liberté d’expression en ligne, et la tentative de la Cour de rassurer en excluant de son raisonnement « les plateformes de médias sociaux » peinait à convaincre (à ce propos, voyez, sur Justice-en-ligne, P.-Fr. Docquir et Q. Van Enis, « L’arrêt Delfi c. Estonie de la Cour européenne des droits de l’homme : un grand coup de froid pour la liberté d’expression en ligne »).
16. Avec son arrêt Google LLC et autres contre Russie, la Cour livre désormais un enseignement important relatif à l’impact du rôle exercé par les plateformes en ligne sur le contenu diffusé sur leurs services sur l’étendue de leurs devoirs et responsabilités. Elle précise que, « lorsque les intermédiaires gèrent les contenus disponibles sur leurs plateformes ou jouent un rôle de sélection, d’organisation, de présentation ou d’édition, y compris par le biais d’algorithmes », dans ce cas, « leur fonction importante dans la facilitation et l’orientation du débat public engendre des obligations de diligence et un devoir de prudence, qui peuvent également augmenter proportionnellement en fonction de l’étendue de l’expression concernée » (point 79 de l’arrêt, traduction libre). Ces précisions sont plus que bienvenues. Avec l’évolution considérable des techniques utilisées par les plateformes en ligne – et, surtout les plus célèbres d’entre elles – pour gérer les contenus diffusés sur leurs services, le rôle et le pouvoir qu’elles exercent sur le débat public est colossal. Comme le soulève le juge Pavli dans son opinion concordante, elles ne se contentent plus d’offrir une « simple tribune » aux internautes en se cantonnant à un rôle « totalement neutre » au regard du contenu : elles déploient au contraire toute une série de fonctionnalités et d’outils qui influencent grandement la visibilité, la diffusion et la monétisation des contenus et élaborent des conditions d’utilisation du service qui contiennent des clauses particulièrement détaillées sur les restrictions appliquées à certaines catégories de contenus.
La Cour européenne des droits de l’homme en appelle donc à la responsabilisation des plateformes en ligne, rejoignant ainsi la logique de l’« approche graduelle » choisie par le législateur de l’Union européenne dans l’imposition des obligations de diligence aux fournisseurs de services intermédiaires.