La Cour européenne des droits de l’homme pointe le caractère structurel de la durée excessive des procédures au sein des juridictions bruxelloises

par Marc Baetens-Spetschinsky - 30 novembre 2023

La Belgique a été très souvent condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de la durée excessive des procédures devant ses juridictions, spécialement dans le ressort de la Cour d’appel de Bruxelles.
Cette fois, dans un nouvel arrêt de condamnation, du 5 septembre 2023, la Cour européenne pointe le caractère structurel de ces problèmes et appelle la Belgique à y fournir une réponse qui doit l’être tout autant.
Marc Baetens-Spetschinsky, avocat au barreau de Bruxelles et assistant à l’Université libre de Bruxelles, commente cet arrêt ci-dessous avec en toile de fond quelques précisions concrètes confirmant ces difficultés structurelles.

I. Le contexte de l’affaire et la décision de la Cour européenne des droits de l’homme

Les faits et antécédents de procédure
1. Dans le cadre d’un litige qui oppose M. Van den Kerkhof (ci-après : « le requérant ») aux vendeurs de son appartement et à l’agence immobilière qui avait servi d’intermédiaire entre les vendeurs et lui, celui-ci a introduit le 15 décembre 2015 une action devant le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
Cette action avait en substance pour objet à titre principal d’obtenir la nullité de la vente, à titre subsidiaire la condamnation à une somme d’argent et plus subsidiairement la résolution de la vente (autrement dit, l’extinction du contrat de vente avec effet rétroactif) pour faute et la restitution du prix de vente ou, à tout le moins, des dommages et intérêts (les dommages et intérêts correspondant à la réparation pécuniaire d’un dommage).
Le requérant sollicitait aussi avant dire droit la désignation d’un expert judiciaire pour évaluer le bien et le coût des travaux à effectuer et effectués (la demande de désignation d’un expert est une demande « avant dire droit » car elle vise à instruire le litige en vue de permettre au juge ensuite de dire le droit quant au bien-fondé de l’action du requérant).

2. Par un jugement du 20 janvier 2017, le premier juge a déclaré son action recevable, a rejeté la demande de nullité de la vente, a désigné un expert et a renvoyé l’affaire au rôle, c’est-à-dire en attente d’être à nouveau fixée pour plaidoiries après que l’expert ait déposé son rapport (le rôle est la liste des affaires pendantes devant une juridiction).

3. Le 5 mai 2017, les défendeurs (vendeurs et agence immobilière) ont interjeté appel de cette décision.
Le 13 juillet 2018, alors que l’affaire était en état d’être plaidée, le greffe de la Cour d’appel de Bruxelles a informé le requérant que l’affaire était sur une liste d’attente et qu’il ne pouvait pas promettre une fixation avant mars 2026 (une affaire doit être fixée à une audience en vue d’y être plaidée).

4. Le requérant s’est adressé au Premier Président de la Cour d’appel de Bruxelles (qui lui a répondu en évoquant qu’il n’était pas possible de modifier la date de plaidoiries en raison de l’état actuel du cadre – terme qui désigne en droit administratif un acte qui recense les emplois occupés et disponibles - de la Cour d’appel) et a introduit une plainte au Conseil supérieur de la Justice.
Le requérant a ensuite, le 6 mars 2019, saisi la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : « la Cour européenne »).

5. Entretemps, l’affaire avait été fixée pour plaidoiries le 5 février 2021 et la Cour d’appel de Bruxelles a rendu un arrêt (terme utilisé généralement pour désigner une décision judiciaire d’une cour) le 23 février 2021, par lequel elle a déclaré l’appel des défendeurs non fondé, a confirmé le jugement avant dire droit du Tribunal de première instance de Bruxelles du 20 janvier 2017 et a renvoyé la cause devant celui-ci. Devant ce Tribunal, l’affaire a été fixée au 11 mars 2022 et puis remise d’office au 23 novembre 2023 en raison de l’absence du juge titulaire et de la carence en juges effectifs.

Le grief du requérant devant la Cour européenne des droits de l’homme

6. Le requérant s’est plaint devant la Cour européenne d’une violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacre le droit à un procès équitable et, à ce titre, au droit à être jugé dans un délai raisonnable, en raison de la durée excessive de la procédure civile qui est pendante devant le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.

La décision de la Cour européenne

7. La Cour européenne, dans son arrêt du 5 septembre 2023, a conclu que la cause du requérant n’a pas été entendue dans un délai raisonnable et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1, de la Convention.
Elle a ajouté que l’État belge doit verser la somme de 5.000 euros pour dommage moral (plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt).

II. Les critères d’appréciation du délai raisonnable

8. Comme la Cour européenne l’a rappelé (voyez le point 89 de l’arrêt annoté) et conformément à sa jurisprudence constante, ainsi que cela ressort du Guide sur l’article 6 - Droit à un procès équitable (volet civil) (coe.int) (pp. 109 et s.) rédigé par le Greffe de la Cour, le caractère raisonnable d’une procédure s’apprécie à la lumière des circonstances de l’affaire et selon les critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant, celui des autorités compétentes et l’enjeu du litige pour l’intéressé.

9. En l’espèce, pour conclure que la cause du requérant n’a pas été entendue dans un délai raisonnable, la Cour européenne a d’abord constaté qu’il ne peut être reproché aucun manque de diligence au requérant.
Si elle a certes constaté que l’affaire présentait une certaine complexité justifiant la désignation d’un expert, la Cour européenne a, s’agissant du comportement des autorités, relevé les éléments suivants :

  • un an et demi ont séparé la saisine du premier juge par le requérant le 15 décembre 2015 et le jugement du premier juge, le Tribunal de première instance de Bruxelles, le 20 janvier 2017 ;
  • s’agissant de l’instance d’appel, elle a duré environ 46 mois entre son introduction le 5 mai 2017 et l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 23 février 2021 (qui a renvoyé l’affaire au premier juge), dont 41 mois à attendre la fixation des plaidoiries ;
  • sept ans et huit mois se sont déjà écoulés pour deux niveaux de juridiction depuis la citation introductive d’instance ;
  • la procédure est toujours pendante selon les éléments qui lui ont été communiqués par les parties.

III. Obligations de l’État belge pour se conformer à l’arrêt de la Cour européenne et problèmes revêtant un caractère « structurel » devant les juridictions de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles

10. L’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention européenne des droits de l’homme ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences.

11. Dans l’arrêt ici commenté, la Cour européenne a à cet égard rappelé qu’elle a déjà par le passé conclu à la violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dans des affaires qui mettaient en cause les « délais excessifs de fixation devant la cour d’appel de Bruxelles » et qu’elle a déjà conclu, « à de nombreuses reprises », à une violation de l’article 6, § ,1 de la Convention en raison de la « durée excessive de procédures civiles devant les juridictions de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles ».

12. Il ressort à cet égard d’un rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) des 3 et 4 décembre 2018 (« Analyse des délais judiciaires dans les États membres du Conseil de l’Europe à partir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ») que la Belgique avait été condamnée par la Cour européenne pour la violation de l’article 6 de la Convention et singulièrement le non-respect du délai raisonnable, 113 fois entre 1959 et 2010 (dont 50 fois entre 1999 et 2006, 4 fois en 2006, 14 fois en 2007, 12 fois en 2008 et 8 fois en 2009), 6 fois en 2012, 6 fois en 2013, 16 fois en 2014, 11 fois en 2015 et 5 fois en 2016 (voir les annexes 1 à 1ter à ce rapport, pp. 84 à 88).

13. Ainsi que le souligne la Cour européenne dans son arrêt du 5 septembre dernier, les problèmes tenant à la durée excessive des procédures de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles revêtent un « caractère structurel » et ne concernent pas uniquement la situation personnelle du requérant (voyez en particulier points 92, 104 et 105 de l’arrêt annoté).
14. L’allocation de ressources humaines, financières et matérielles suffisantes, ainsi que leur utilisation efficace, est une condition préalable à la prévention et à la réduction de l’arriéré (Document de la CEPEJ intitulé « Outil de réduction de l’arriéré judiciaire », adopté lors de la 40ème séance plénière de la CEPEJ des 15 et 16 juin 2023, p. 27).
Or, une des raisons essentielles du problème structurel consiste dans le manque persistant de moyens accordés par l’État belge à son système judiciaire.
En effet, selon le rapport d’évaluation de la CEPEJ concernant les systèmes judiciaires européens (rapport établi en 2022), il apparaît notamment qu’en 2020 :

  • seulement 0,22 % du produit intérieur brut (PIB) ont été consacrés par l’État belge au budget exécuté du système judiciaire, ce qui est inférieur à la médiane du Conseil de l’Europe, qui est de 0,30 %) ;
  • le nombre de juges professionnels de 13,2 pour 100.000 habitants est inférieur à la médiane du Conseil de l’Europe (qui était au même moment – donc en 2020 – de 17,6 juges professionnels pour 100.000 habitants) et a quelque peu diminué depuis 2010 puisque le nombre de juges professionnels était à cette époque en Belgique de 14,82 pour 100.000 habitants (voyez la partie 2, fiches par pays, du rapport précité de 2022, pp. 25-27).

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 14 décembre 2023 à 17:20

    Comme observé -non sans malice- par notre ministre de la Justice avant-hier en commission de la Chambre, les juges de Strasbourg n’ont pas mis moins de 54 mois à rendre leur arrêt ...

    Répondre à ce message

  • VANDENHOUWEELE
    VANDENHOUWEELE Le 4 décembre 2023 à 13:23

    Ci-après, la genèse d’une procédure dans le cadre d’une réclamation contre la révision d’un revenu cadastral contesté ...

    03.11.1993 : introduction de la réclamation originelle ...
    24.01.2003 : décision négative de l’administration fiscale (plus de 9 ans plus tard !) ...
    18.04.2003 : dépôt d’une requête fiscale introductive (recours) en première instance ...
    17.06.2003 : audience d’introduction (affaire renvoyée au rôle) ...
    15.12.2015 : ordonnance de mise en état (près de 13 ans plus tard !) ...
    21.12.2017 : jugement en première instance (près de 15 ans après le dépôt de la requête !) ...
    17.07.2018 : dépôt requête d’appel (poursuite de l’affaire planifiée en 2029 soit 11 ans plus tard !!!) ...
    Conclusions :
     24 ans entre le 03.11.1993 et le 21.12.2017 ...
     14 ans entre le 21.12.2017 et le 18.04.2003 ...
     11 ans entre 2029 et le 17.07.2018 ...
     26 ans entre 2029 et le 18.04.2003 (durée minimale de la procédure judiciaire) ...
     36 ans !!! : durée minimale du litige fiscal ...

    J’ai 69 ans ...

    CQFD

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  • VANDENHOUWEELE
    VANDENHOUWEELE Le 3 décembre 2023 à 12:59

    Bonjour. Je lis avec une toute particulière attention la teneur de votre article relatif au délai raisonnable. En ce qui me concerne, j’ai un litige avec le fisc (contestation du revenu cadastral) dont l’origine remonte à 1992 !!! L’affaire a été jugée en première instance il y a déjà plusieurs années. Il y a appel à mon initiative et l’affaire est en attente de fixation en 2029 !!! Cela fera 37 ans de procédure sans compter le temps que mettra la Cour d’appel pour rendre un arrêt ... Je vais donc étudier l’opportunité de porter mon propre litige devant la même Cour européenne car il y a une manifeste similitude entre mon affaire et celle développée dans votre article. Dont acte.

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