La guerre en Ukraine sur le terrain du droit : la Cour européenne des droits de l’homme prononce des mesures provisoires dans une affaire concernant la liberté d’expression

par Louise Fromont - 6 juin 2022

La guerre qui a frappé le continent européen à l’aube du 24 février 2022 ne se déroule pas uniquement sur le sol ukrainien. Elle se joue également sur terrain du droit afin de faire reconnaitre le caractère illégal de l’intervention russe, de garantir le respect du droit des conflits armés ainsi que des droits humains. L’un de ces terrains juridiques est celui de la Convention européenne des droits de l’homme et, plus spécifiquement, de son article 10 qui garantit la liberté d’expression, ainsi que vient de nous le rappeler l’affaire ANO RID Novaya Gazeta et autres c. Russie (requête n° 11884/22).
Dans l’attente de son arrêt définitif, la Cour européenne des droits de l’homme, par une décision du 8 mars 2022, a décidé d’ordonner au gouvernement russe de s’abstenir, jusqu’à nouvel avis, de toute action et décision visant à faire totalement obstacle et à mettre fin aux activités de la Novaya Gazeta, et de toute autre action qui, au vu des circonstances actuelles, serait susceptible de priver la Novaya Gazeta de la jouissance des droits garantis par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (liberté d’expression).
Louise Fromont, chargée de recherches F.R.S.-FNRS et chargée de cours à l’Université libre de Bruxelles, nous explique le contexte et le contenu de cette décision.

1. Le 3 mars 2022, Dimitriy Andreyevich Muratov, éditeur du quotidien Novaya Gazeta et, par ailleurs, lauréat du prix Nobel de la paix 2021, a introduit, dans le cadre de ce recours, une demande de mesure provisoire auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
Cette demande s’inscrit dans un contexte particulier à la fois au niveau russe et au niveau du Conseil de l’Europe.

2. Au niveau russe, le déclenchement des hostilités avec l’Ukraine s’est accompagné d’une campagne de propagande de l’État russe. Le guerre russo-ukrainienne serait, selon les termes du Kremlin, une « opération militaire spéciale » destinée à « libérer » la région du Donbass de « nazis » qui commettraient un « génocide » contre la population russophone d’Ukraine.
Une telle campagne implique un muselage musclé de toutes opinions dissidentes en Russie.
Depuis le 4 mars 2022, le Code pénal russe réprime, par des peines d’emprisonnement et des amendes, la diffusion de « fausses » informations sur les actions des forces armées russes. Cette répression s’inscrit dans un contexte ancien d’attaques à l’encontre de la liberté de la presse par l’État russe, qui a déjà été condamné à plusieurs reprises pour violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment dans une affaire qui concernait l’assassinat d’un correspondant de la Novaya Gazeta en plein centre de Moscou le 19 janvier 2009 (requête n° 44561/11).
C’est ainsi que la Novaya Gazeta, au centre de l’affaire que nous commentons, a dû suspendre ses publications le 28 mars 2022 par crainte des mesures de répression.

3. Au niveau du Conseil de l’Europe, la Russie a cessé d’en être membre depuis le 16 mars 2022, à la suite d’une résolution du Conseil des Ministres, adoptée sur la base de l’article 8 des statuts du Conseil de l’Europe.
Cette exclusion était susceptible d’avoir des conséquences importantes sur le contentieux de la Cour européenne des droits de l’homme dans la mesure où un quart des requêtes portées devant elle, soit 18.200, concerne la Russie. En d’autres termes, elle risquait d’entrainer le rejet des requêtes pendantes, y compris celles en lien avec le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine, comme l’affaire commentée. Toutefois, réunie en plénière les 21 et 22 mars 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’elle demeurait compétente pour traiter des requêtes dirigées contre la Russie jusqu’au 16 septembre 2022. Justice-en-ligne a présenté et commenté ces décisions du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe du 16 mars 2022 et de la Cour européenne des droits de l’homme du 22 mars 2022 sous la plume d’Antoine Herinckx, « La Cour européenne des droits de l’homme face à la guerre en Ukraine ».

4. Ces éléments contextuels expliquent que la Cour européenne des droits de l’homme a pu se prononcer sur la demande de mesures provisoires introduite par M. Muratov mais aussi qu’elle a décidé de les accorder le 8 mars 2022. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a demandé à la Russie de s’abstenir de toute action et décision visant à faire totalement obstacle et à mettre fin aux activités de la Novaya Gazeta ainsi que de toute action susceptible de priver ce quotidien de la jouissance des droits garantis par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

5. Comme Justice-en-ligne l’a expliqué dans un article de Philippe Frumer (« La Cour européenne des droits de l’homme indique au gouvernement russe une mesure provisoire concernant Aleksey Navalnyy : quelle en est la portée ? »), les mesures provisoires sont des mesures d’urgence que la Cour prononce, conformément à l’article 39 de son règlement de procédure, lorsqu’il y a un risque imminent de dommage irréparable.

Ces mesures, qui sont prononcées dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure, ne préjugent en rien de la recevabilité ou du fond de l’affaire.
En règle générale, elles s’appliquent à des cas où le requérant pourrait être expulsé ou extradé alors qu’il existe des menaces contre sa vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme) ou des risques qu’il subisse des traitements inhumains ou dégradants (article 3 de la même convention). Il est donc exceptionnel que la Cour les ordonne dans une affaire concernant la liberté d’expression. Cette décision est ainsi une réponse à la brutalité de la répression des derniers journalistes indépendants en Russie, considérés par la Cour comme les « chiens de garde » de la démocratie.

Votre point de vue

  • GUY LAPORTE
    GUY LAPORTE Le 14 juin 2022 à 16:08

    Le caractère exceptionnel d’une telle décision de mesures provisoires urgentes méritait effectivement d’être souligné, s’agissant d’une affaire concernant la liberté d’expression. Hélas, hélas, s’agissant de l’Etat russe qui ne présente pas les caractéristiques fondamentales d’un état de droit et dont les dirigeants préfèrent le droit de la force à la force du droit, on devine aisément qu’il ne sera tenu aucun compte de cette décision et qu’elle sera traitée avec une certain mépris.

    Répondre à ce message

  • Guy Jucquois
    Guy Jucquois Le 1er juin 2022 à 10:11

    Merci de vos messages bienvenus. Bonne continuation, bien cordialement,

    Répondre à ce message

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Louise Fromont


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Chercheuse postdoctorale et chargée d’enseignement à l’Université libre de Bruxelles

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