Le Conseil d’État et ses deux sections ont 75 ans : une singulière cohabitation ?

par Philippe Bouvier - 15 octobre 2023

Photo @ PxHere

Le Conseil d’État de Belgique, installé le 9 octobre 1948, fête ses septante-cinq ans.
Sa naissance ne fut pas de tout repos et résulte d’une évolution progressive, que Philippe Bouvier, auditeur général honoraire au Conseil d’État et excellent connaisseur de son histoire, nous brosse ci-dessous.

Un Conseil d’État, deux sections

1. Notre Conseil d’État donne des avis et rend des arrêts. La première mission relève de la section de législation et porte sur les textes législatifs et règlementaires en projet. La seconde est confiée à la section du contentieux administratif, chargée de trancher certains litiges administratifs.
Conseiller mais aussi juger le pouvoir, d’où vient donc cette étrange alliance ?

Les origines françaises du Conseil d’État

2. À l’origine de celle-ci, surgit la silhouette d’un homme : Bonaparte ! Tous les pouvoirs sont concentrés entre ses mains, mais il aime s’entourer.
Dès le 25 décembre 1799, il se fera donc assister de ses conseillers d’Etat qui, dans un même mouvement, le seconderont à la fois dans l’élaboration de la norme et dans la résolution des litiges mettant en cause son administration.
La débâcle de Waterloo et l’exil de l’Empereur n’auront pas raison du Conseil d’État de France, lequel se jouera de tous les régimes et cela jusqu’à nos jours.

Le Conseil d’État après l’indépendance de la Belgique

3. Chez nous, les révolutionnaires de 1830 n’ont eu cure de cette institution qui, selon eux, n’avait pas sa place dans l’organisation de nos pouvoirs. Le législateur suffisait à faire les lois, le gouvernement à les préparer et à les exécuter. Quant aux cours et tribunaux, qui de mieux qu’eux pour garantir nos droits et libertés ?!

4. Dès 1832, certains se sont toutefois aperçus que l’appui de jurisconsultes avertis contribuerait à pallier la confection déficiente de nos lois. Mais ils cèderont devant ceux qui pensaient, entre autres considérations, que trouver ces perles rares participait de la mission impossible.

5. Finalement, un conseil de législation vit quand même le jour en 1911. Sa première tâche sera de se préoccuper… du contentieux administratif. Depuis quelque temps en effet, l’attitude du juge judiciaire, qui refusait imperturbablement de connaître des contestations nées de l’action administrative, commençait à en émouvoir plus d’un.
Ainsi chargé de réfléchir à la problématique de la responsabilité des pouvoirs publics, le conseil de législation propose, dès l’année suivante, d’instituer une cour de contentieux administratif.

Les lendemains de la guerre 1914-1918

6. La balle est prise au bond dès après la Grande Guerre : à l’effet d’y inclure cette nouvelle juridiction, il est envisagé de modifier la Constitution.
La Cour de cassation aurait-elle senti le vent du boulet ? Son arrêt « La Flandria » du 5 novembre 1920 décide que le « contentieux de la responsabilité de la puissance publique » appartient aux cours et tribunaux existants de l’ordre judiciaire : cela veut dire, depuis cet arrêt, que tout juge judiciaire peut condamner l’État et toute autre personne publique (une commune, un C.P.A.S, etc.) à indemniser un particulier qui aurait été victime d’une faute commise par cette autorité publique.
Cet arrêt de 1920 fait ainsi pièce aux partisans de ce « dangereux concurrent » qu’aurait été la nouvelle juridiction.

7. La question du contentieux administratif n’est pas vidée pour autant.
Que l’on songe notamment à la faculté, qui existe en France depuis le 19ème siècle, d’obtenir du Conseil d’État l’annulation d’un acte administratif contraire à la loi.
Le projet de créer une cour de contentieux administratif refait ainsi surface avec les « années trente ».
Et, comme d’aucuns se plaignent des défaillances du conseil de législation créé en 1911, l’idée percole simultanément de lui substituer un nouvel organe et de le loger sous le même toit que la cour projetée.

La création du Conseil d’État au lendemain de la guerre 1940-1945

8. Cette option finira par l’emporter. Dans la douleur cependant, tant les oppositions au « nouveau venu » furent nombreuses.
Voilà pourquoi le Conseil d’État, composé d’une section de législation et d’une section du contentieux, ne sera créé que par une loi du 23 décembre 1946, puis officiellement installé le 9 octobre 1948. Son existence a depuis été consacrée par l’actuel article 160 de la Constitution.
Cela donne le Conseil d’État tel qu’il existe aujourd’hui, même si, depuis 1948, son rôle a encore évolué sur certains aspects. En guise de rappel, pour l’essentiel, la section de législation donne des avis sur les projets de textes législatifs et réglementaires et la section du contentieux administratif peut annuler (et même, en vertu d’une réforme ultérieure, suspendre) des actes de l’administration (permis d’environnement, sanction disciplinaire à l’égard d’un fonctionnaire, arrêté royal d’exécution d’une loi, etc.).

9. Des développements plus savants les uns que les autres ont fleuri çà et là pour tenter de nous convaincre de la pertinence de cette singulière cohabitation des deux sections du Conseil d’État. Finalement, conseiller et en même temps juger le pouvoir, est-ce bien compatible ?
Le Professeur français Jean Rivero fournit la clé : « la logique s’insurge, mais l’expérience répond » ! Au reste, n’est-ce pas toujours du choc des idées que jaillit la lumière ?...

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 20 octobre 2023 à 14:54

    L’article 159 de la Constitution "Les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois" n’est-il pas superflu, dès lors que le Conseil d’État peut/doit annuler ces règlements en cas d’illégalité ?
    Concrètement : [2004] le Conseil d’État valide la circulaire Peeters que [2011] la Cour d’Appel de Mons estime néanmoins nulle, avant que ... [2014] le Conseil d’État ne coupe -compromis politique ?- la poire en deux. Cela fait désordre.

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Philippe Bouvier


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Auditeur général honoraire au Conseil d’État

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