1. Empruntons un bref instant le vocabulaire des physiciens. Dans une expérience mentale popularisée par la série télévisée humoristique The Big Bang Theory, Schrödinger imaginait d’enfermer un chat dans une caisse qui contiendrait également une dose de poison. Tant que l’on n’ouvrirait pas la boîte, il serait impossible de savoir avec assurance si l’animal a péri : jusqu’à l’intervention d’un observateur, le félin cumulerait ainsi à la fois l’état de vivant et celui de mort.
Délaissons à présent les méandres de la physique quantique (j’invite le lecteur qui ne voudrait pas voir la série précitée à consulter la page de Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Chat_d...) pour revenir sur notre terrain habituel et y aborder le fait qu’un paradoxe semblable se produit parfois sur la scène du droit et de la Justice : il semble en effet qu’à la question « le juge peut-il ou non interdire, préalablement à la communication au public, la diffusion d’une information par voie médiatique ? », la réponse reste aujourd’hui un « oui et non » qui laisse insatisfait l’amateur de certitudes. La discussion ne cesse de rebondir au fil des interventions de la justice et de la doctrine, c’est-à-dire des spécialistes de ces questions qui ont écrit des contributions sur le sujet.
2. Dans une procédure en extrême urgence, le président du tribunal de première instance de Bruxelles a interdit, en janvier 2013, la diffusion d’un numéro du Soir Magazine afin de prévenir la publication d’un article qui révélait le nom d’une victime de viol. La décision (que l’on nomme dans ce cas-ci une « ordonnance ») reposait sur une disposition pénale qui interdit la divulgation de l’identité des victimes de faits de mœurs (article 378, alinéa 1er, du Code pénal). Il semble que l’entreprise de média concernée ait exécuté la sentence sans en faire appel, ce qui laisse penser qu’elle reconnaissait la faute commise par un de ses journalistes.
Cette ordonnance a suscité des commentaires radicalement divergents de la part d’auteurs aux qualités comparables (ils sont tous deux avocats, docteurs en droit et professeurs d’université). Leurs articles (Fr. Jongen, « Préventif, répressif ou curatif ? Le juge des référés et la liberté des médias en Belgique », Auteurs & Médias, 2013, p. 332 ; Jacques Englebert, « Lorsqu’un juge viole la Constitution… », ibid., p. 427) s’inscrivent dans la continuation de la controverse vivace qui concerne le rôle du juge face à la presse, et plus précisément la possibilité pour un magistrat d’intervenir de manière à prévenir la réalisation d’un dommage qui serait provoqué par la diffusion d’un contenu médiatique.
3. Les régimes politiques modernes ont inscrit dans le roc constitutionnel le principe fondamental de la liberté de circulation des informations et des idées. À ce sujet, la Constitution belge a doublement consacré la rupture avec l’ancien régime, d’une part en s’opposant à toute répression préventive de la liberté d’expression (article 19), de l’autre en affirmant la liberté de la presse et la disparition de la censure (article 25). Sans entrer dans le détail d’une matière complexe, il faut préciser que les vastes ressources de l’argumentation juridique ont parfois, en dépit du prescrit constitutionnel, pu fournir leur motivation à des décisions judiciaires interdisant la publication ou la diffusion d’une information.
En décembre 2011, la Cour européenne des droits de l’homme jugeait que l’état actuel du droit et de la jurisprudence belges était affecté d’une telle incertitude qu’il ne répondait plus à l’exigence de prévisibilité du droit qui se trouve au cœur de la Convention européenne des droits de l’homme : en d’autres termes, il n’était plus possible, selon la haute juridiction, d’interdire de façon préalable la diffusion d’un contenu médiatique sans violer la Convention européenne. L’ordonnance de janvier 2013 témoigne pourtant de ce qu’un chat reste en quelque sorte à la fois mort et vivant.
4. Que les spécialistes de diverses questions juridiques se divisent autour de l’une d’entre elles, voilà qui relève de la liberté intellectuelle des auteurs qui évaluent l’état du droit et en nourrissent par leurs critiques les évolutions législatives ou jurisprudentielles (j’ai eu ailleurs l’occasion d’exprimer ma position sur cette controverse : voir le compte-rendu des États généraux des médias d’information sur le site du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles à l’adresse http://egmedia.pcf.be). Mais le juge ? Son rôle n’est-il pas de dire le droit plutôt que de contribuer à nourrir l’incertitude ? N’est-il pas étonnant de voir un juge refuser de se rendre à la raison juridique énoncée par une juridiction supérieure, ici la Cour européenne des droits de l’homme ?
5. Pour écarter l’application d’une norme de droit européen, un magistrat devrait par exemple mobiliser une argumentation appuyée sur une règle de même force : dans le présent cas de figure, l’on opposerait la liberté d’expression au droit au respect de la vie privée. Les droits fondamentaux sont des normes rédigées en des termes très généraux et ont vocation à s’appliquer à un très grand nombre de situations diverses et variées. Dès lors, bien plus que des dispositions réglementaires visant spécifiquement des problèmes plus précis, cette matière suscite facilement des débats épineux.
6. Ce qu’il importe de souligner, c’est qu’en toute hypothèse, le magistrat qui s’aventure sur le terrain meuble des controverses juridiques doit toujours, comme pour toute décision de justice, produire une justification en droit de sa décision. Cette motivation sera inévitablement scrutée à la fois par les parties et leurs avocats, par les juges d’appel, voire, à plus long terme, par les magistrats en degré de cassation ou les hauts magistrats d’une cour internationale, et bien entendu par la doctrine.
Cette succession de processus d’échange d’arguments constitue les mécanismes par lesquels le système juridique dans son ensemble gère les incertitudes. Cette mécanique finit généralement par conduire à l’apaisement d’un consensus. Mais, face à une argumentation juridique, l’on est rarement contraint d’acheter un chat dans un sac…
Votre point de vue
Gisèle Tordoir Le 24 mai 2014 à 10:45
Que la justice intervienne dans le cadre du respect de la liberté d’expression me choque...La constitution prévoit cette liberté, je ne vois dès lors aucune raison pour qu’un juge, au nom de sa sacro-sainte conviction intime, intervienne dans le débat...J’estime que seule la victime de la mauvaise utilisation de cette liberté d’expression peut décider de poursuivre ou non. La justice n’a pas à décider de ce qui peut ou pas paraître via les médias...Qu’elle se limite à faire ce pourquoi elle existe : rendre justice en protégeant le citoyen...D’ailleurs, la justice est loin d’être impartiale : elle autorise tous les jours que paraissent des "papiers" mensongers louant la réussite de nos dirigeants politiques...La justice cautionne le mensonge, le lavage de cerveau là et quand ça l’arrange...Ce n’est pas son rôle...Le jour où nous aurons un gouvernement loyal, fort, intègre, on pourra reparler des limites en matière d’expression...
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skoby Le 18 mai 2014 à 21:48
La conclusion de la Cour Européenné me paraît erronnée.
Ce n’est pas parce que la loi belge n’est pas claire, que la Justice ne doit pas
empêcher que la presse ne respecte pas les liberté individuelles.
Il est clair que le gouvernement devrait clarifier sa position pour se mettre en ordre.
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