Que faire lorsqu’une patiente témoin de Jéhovah est transfusée ?

La Cour européenne des droits de l’homme souligne l’importance d’une procédure sans défaillance

par Stéphanie Wattier - 14 octobre 2024

Par son arrêt Pindo Mulla c. Espagne du 17 septembre 2024, la Cour européenne des droits de l’homme}] a condamné l’Espagne pour violation du droit au respect de la vie privée, lu à la lumière de la liberté de religion, en raison d’une défaillance procédurale du système qui a mené à ce qu’une patiente témoin de Jéhovah subisse des transfusions sanguines contraires à ses convictions religieuses.

1. Préliminairement à l’analyse de cet arrêt Pindo Mulla c. Espagne, il importe de rappeler que les témoins de Jéhovah constituent un groupement religieux né en 1870 aux États-Unis, en Pennsylvanie, qui se rattache au christianisme et pour lequel toutes les transfusions de sang, de globules blancs, de plasma et de plaquettes sont interdites. Même si c’est moins connu, la consommation d’aliments contenant du sang d’animal, comme le boudin, est également interdite aux témoins de Jéhovah.
C’est dans une déclaration du 1er juillet 1945 que la Watchtower de l’organisation des témoins de Jéhovah a, pour la première fois, affirmé que les transfusions sanguines étaient interdites, en se fondant sur plusieurs passages bibliques.

2. Dans l’affaire commentée, la requérante témoin de Jéhovah s’était vu conseiller par son médecin de subir une opération chirurgicale et elle avait dans ce contexte remis trois documents – une directive anticipée, un mandat de protection future et un acte de consentement éclairé – dans lesquels elle indiquait refuser de subir toute transfusion sanguine et ce, quel que soit son état de santé, même si sa vie était en danger.
Admise à l’hôpital de Soria, elle dut être transportée dans un hôpital à Madrid en raison d’une hémorragie. Apprenant qu’elle était témoin de Jéhovah, les anesthésistes contactèrent la juge de permanence qui, ne connaissant ni l’identité de la patiente, ni ses souhaits sur le plan médical, demanda l’avis d’un médecin légiste et d’une procureure locale.
Sur la base de leurs avis, la juge autorisa toutes « les mesures médicales ou chirurgicales nécessaires à la sauvegarde de sa vie et de son intégrité physique » (§ 28). Vu l’urgence et même si la patiente était totalement consciente au moment de sa prise en charge à l’hôpital, le personnel soignant ne suivit pas la procédure habituelle de recueil de consentement.
La patiente fut « placée sous anesthésie générale et l’opération, consistant en une hystérectomie et une double salpingectomie, commença » mais « des saignements importants se produisirent pendant l’opération et ils nécessitèrent trois transfusions de globules rouges » (§ 32).
Le lendemain de l’opération, elle fut informée des transfusions qu’elle avait subi et elle introduisit une action en justice contre la décision de la juge de permanence mais elle fut déboutée par les juridictions nationales.

3. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, la requérante s’est plainte de la violation des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 9 (liberté de religion) de la Convention. Dans son arrêt rendu en Grande chambre le 17 septembre 2024, la Cour prend le parti d’analyser uniquement l’affaire sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
Rappelant d’abord qu’il ne lui revient pas de se prononcer sur l’évaluation faite par les professionnels de l’état de santé de la requérante, la Cour précise que son examen se concentre sur le « respect suffisant à l’autonomie de la requérante » (§ 130). Dans son appréciation, elle estime que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante poursuivait le but légitime de la « protection de la santé » mentionné au second paragraphe de l’article 8.

4. S’agissant de la question de « la nécessité dans une société démocratique », qui est une des conditions mises par la Convention européenne des droits de l’homme à l’admissibilité d’une restriction au droit au respect de la vie privée, la Cour rappelle que le respect de l’autonomie personnelle est notamment protégé « par la règle universellement reconnue du consentement libre et éclairé » (§ 138) des patients. En même temps, elle souligne qu’adopter des mesures permettant de sauver la vie des patients fait partie des obligations positives dans le chef des États découlant de l’article 2 de la Convention (droit à la vie).
La Cour précise qu’il s’agit de la première affaire dans laquelle elle se retrouve confrontée à la mise en balance de ces deux droits dans un contexte d’urgence.

5. Il reste que l’élément décisif dans l’arrêt rendu par la Cour tient moins en l’évaluation de la mise en balance de ces droits que dans l’appréciation du processus décisionnel et de la communication des informations concernant la requérante. En effet, la Cour note que « les informations dont disposait la juge de permanence étaient à la fois très limitées et incomplètes » (§ 161) ; or la juge de permanence a eu un « rôle décisif » (§ 175) dans l’affaire.
Tout en indiquant avoir « pleinement conscience du fait que les actions qui ont été entreprises par les membres du personnel des deux hôpitaux à l’égard de la requérante le jour en question étaient motivées par le souci impérieux d’assurer à une patiente dont ils avaient la charge un traitement effectif, dans le respect de la norme la plus fondamentale de la profession médicale » (§ 181), la Cour estime que « l’autorisation accordée par la juge de permanence d’administrer tout traitement considéré comme nécessaire a été donnée à l’issue d’un processus décisionnel qui a pâti de l’omission d’informations essentielles concernant l’enregistrement des souhaits de la requérante, lesquels avaient été consignés par écrit sous différentes formes et à différents moments » (§ 182). Au regard des défaillances du système espagnol pointées, la Cour de Strasbourg conclut qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention lu à la lumière de son article 9. Elle condamne en outre l’Espagne, à verser à la requérante 12.000 euros pour dommage moral et 14.000 euros pour frais et dépens.

6. En analysant l’affaire sous l’angle de l’article 8 à la lumière de l’article 9, la Cour ajoute une dimension religieuse à son analyse du droit à l’autonomie personnelle du patient.
Cette manière de combiner les deux dispositions avait déjà pu être observée dans d’autres affaires concernant les témoins de Jéhovah, notamment dans l’arrêt Hoffmann c. Autriche du 23 juin 1993 à propos de la fixation de l’autorité parentale et dans l’arrêt T.C. c. Italie du 19 mai 2022 concernant l’implication des enfants dans la pratique religieuse de leurs parents.
Il s’agit ici de la première application en matière de soins médicaux.
L’arrêt Pindo Mulla c. Espagne constitue également l’occasion pour la Cour de rappeler la place de premier plan que le consentement du patient occupe en matière de soins de santé.

Votre message

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Votre message

Les messages sont limités à 1500 caractères (espaces compris).

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document

Stéphanie Wattier


Auteur

professeure à l’Université de Namur

Partager en ligne

Articles dans le même dossier

Avec le soutien de la Caisse de prévoyance des avocats, des huissiers de justice et des autres indépendants
Pour placer ici votre logo, contactez-nous