Sanctions européennes à l’égard de la Russie et contrôle du Tribunal de l’Union européenne

Explication de l’arrêt Prigozhina du 8 mars 2023

par Chloé Brière - 29 mai 2023

Photo @ PxHere

L’Union européenne peut prendre des sanctions à l’égard des États ou des groupes qui ont, à ses yeux, des comportements incompatibles avec le droit international, par exemple lorsqu’ils menacent la paix et la sécurité internationales, que ce soit à travers leur participation à des conflits armés, ou leur soutien à des activités de terrorisme.
Les entreprises et les personnes physiques et morales soutenant ces pratiques ou y contribuant peuvent aussi faire l’objet de ce type de sanctions. Elles peuvent en contester la légalité en formant un recours devant la Justice européenne, qui va alors vérifier leur conformité avec le droit européen, comme le montre l’exemple d’un arrêt du 8 mars 2023 du Tribunal de l’Union concernant un recours formé par une personne visée par des sanctions prises en réaction à la guerre en Ukraine
Chloé Brière, professeure de droit européen à l’Université libre de Bruxelles, résume ci-dessous l’arrêt en question et sa portée après avoir rappelé les principes de base en ce qui concerne ces sanctions européennes.

1. Depuis le 24 février 2022 et la décision de la Fédération de Russie d’envahir le territoire ukrainien, la guerre est de retour sur le continent européen. Cette violation flagrante du droit international a suscité de nombreuses réactions aux niveaux international, européen et national, qu’il s’agisse de soutenir le peuple ukrainien, d’accueillir les réfugiés fuyant la guerre ou encore d’adapter l’approvisionnement énergétique pour limiter la dépendance des États aux gaz et pétrole russes.

2. L’Union européenne et ses vingt-sept États membres, partageant plusieurs frontières communes avec l’Ukraine, sont particulièrement actifs et ont manifesté leur soutien à ce pays au travers de l’adoption de mesures variées.
Parmi celles-ci figurent les sanctions européennes, consistant en des sanctions économiques visant la Fédération de Russie (interdiction d’exporter ou d’importer certains biens ou matières premières) mais aussi en des sanctions individuelles, aussi appelées mesures restrictives, à l’encontre de personnes physiques et morales.

3. Après avoir présenté rapidement ci-dessous les mécanismes juridiques à l’œuvre dans le cadre des sanctions à l’encontre des personnes, nous reviendrons sur une affaire récente portée devant le Tribunal de l’Union européenne, dans lesquelles les juges ont considéré qu’une de ces sanctions individuelles devait être annulée.

I. Le régime applicable en matière de sanctions européennes

4. Les sanctions, qu’elles soient économiques ou individuelles, sont un outil clé de politique étrangère pour l’Union européenne et ses partenaires, qui espèrent par ce biais conduire à un changement de comportement ou de politique de la part de l’État visé et/ou des personnes visées.
Elles sont généralement classées par « régimes de sanctions », qui renvoient au pays visé ou au sujet visé, tel que par exemple des régimes de sanctions visant l’Iran ou le Venezuela, ou le régime de sanctions visant Da’esh.

5. Les sanctions européennes peuvent être distinguées selon leur lien ou absence de lien avec des sanctions mises en place dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, en particulier via l’adoption de résolutions par le Conseil de Sécurité.
En l’absence de sanctions « onusiennes », les sanctions européennes sont désignées comme des sanctions autonomes. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’Union agit seule dans ce cadre. Que ce soit pour des sanctions autonomes ou des sanctions mettant en œuvre des sanctions onusiennes, les pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne peuvent choisir de se « joindre » aux sanctions prises et de les mettre en œuvre dans leur ordre juridique national. Ainsi les sanctions constituent un outil diplomatique important pour l’Union européenne, ses États membres et ses partenaires, ce qui est reflété par la diversité et le nombre des sanctions mises en place, comme le montre la « carte des sanctions ».

6. Un régime de sanction combine fréquemment des sanctions économiques, visant un État, et des sanctions individuelles, visant des personnes physiques ou morales.

Les sanctions individuelles se traduisent par l’élaboration de listes de personnes, qui y sont inscrites sur la base de critères définis de manière générale. Les sanctions prennent diverses formes, telles que le gel des avoirs, qui se traduit par la saisine des comptes bancaires ou des propriétés situées sur le territoire d’un État membre, ou une interdiction de voyager. Elles ne constituent pas une sanction pénale et ont vocation à être des mesures ciblées, temporaires et réversibles. Ces mesures visent le plus souvent les personnes au pouvoir et/ou considérées comme responsables du comportement visé (chef d’État ou de gouvernement, membres du gouvernement, généraux, chef et cadres dirigeants d’une organisation terroriste, etc.) mais elles vont parfois aussi viser les membres de la famille de ces personnes afin de maximiser l’impact des sanctions et éviter leur contournement.

7. Le cadre juridique dans lequel les sanctions européennes sont adoptées est bien établi et se trouve à mi-chemin entre deux politiques de l’UE : la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et ses relations extérieures.
Cette particularité se traduit par la nécessité d’adopter deux instruments distincts pour mettre en place de nouvelles sanctions : dans un premier temps l’adoption d’une décision du Conseil en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC), fondée sur l’article 24 du Traité sur l’Union européenne, suivie par l’adoption d’un règlement du Conseil en matière de relations extérieures, fondé sur l’article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Si le règlement est adopté par le Conseil à la majorité qualifiée (c’est-à-dire une majorité renforcée, allant au-delà de la majorité simple mais n’allant pas jusqu’à devoir former l’unanimité des États représentés au Conseil), la décision du Conseil doit être adoptée à l’unanimité, accordant ainsi un droit de veto à chaque État membre, ce qui occasionne dans certains cas retards et blocages.
Ceci reflète les particularités de la PESC, une politique encore marquée par une forte dimension intergouvernementale et pour laquelle la Cour de justice de l’Union européenne ne peut exercer qu’un contrôle judiciaire réduit, notamment délimité à l’article 275 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

8. La Cour est néanmoins compétente pour examiner les recours en annulation formés par les personnes physiques et morales à l’encontre de la décision les inscrivant sur la liste des personnes visées par un régime de sanctions. Elles peuvent former un recours devant le Tribunal de l’Union, et éventuellement interjeter appel ensuite devant la Cour de justice.
Cette possibilité est la clé permettant aux juges européens d’exercer un contrôle juridictionnel sur les sanctions adoptées par l’Union européenne, et un jugement récent a même reconnu la recevabilité d’un recours formé par un État tiers, en l’espèce le Venezuela, assimilé à une personne morale.
Au fil des ans, une jurisprudence nourrie s’est développée, permettant notamment de dégager plusieurs obligations à la charge du Conseil lorsqu’il décide d’imposer de telles sanctions (obligation de motivation, respect des droits de la défense, etc.) et d’assurer le respect de l’État de droit, y compris dans des contextes sensibles marqués par de fortes considérations géopolitiques.

II. Le régime de sanctions mis en place suite aux actions russes en Ukraine

9. Les sanctions européennes à l’égard de la Fédération de Russie et des personnes physiques et morales proches du pouvoir ont été mises en place à la suite de l’annexion par la Russie de la péninsule de Crimée en février 2014, qui appartient au territoire ukrainien et qui a été ensuite rattachée à la Russie suite à un référendum contesté.
Quelques semaines plus tard, le 17 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté une décision du Conseil, prise sur la base de ses compétences dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune, accompagnée par un règlement du Conseil, mettant en place un régime de sanctions visant les « actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ».
Les personnes visées par ces mesures étaient initialement des personnes physiques ayant contribué à l’annexion de la Crimée ou l’ayant soutenu. Depuis cette date, les instruments pertinents ont été amendés à de nombreuses reprises : les textes ont fait l’objet de onze révisions rien qu’en 2014, puis de révisions régulières entre 2015 et 2022 (28 révisions, dont la dernière en date, du 21 février 2022, toujours liée à l’annexion de la Crimée, cible des élus de cette région auprès de la Douma, la chambre parlementaire basse de la Fédération russe).

10. Depuis l’attaque russe du 24 février 2022, les sanctions européennes se sont multipliées, avec l’adoption de dix « trains de sanctions » justifiant de nombreuses révisions de la décision du Conseil adoptée en 2014.
Cette montée en puissance des sanctions européennes se traduit par de nombreux ajouts à la liste de personnes et entités visées. Tandis qu’à la date du 21 février 2022, la liste incluait 193 personnes physiques et 48 personnes morales, elle inclut à la date du 29 avril 2023, 1499 personnes physiques et 209 personnes morales.

11. Le critère d’inscription sur les listes de personnes visées par les sanctions est défini dans la décision du Conseil de la manière suivante :
« Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant à des personnes physiques responsables d’actions qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui leur sont associés […] de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent » (article 2 § 1).
Sur la base de ce critère, des personnalités clés du pouvoir russe, dont Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères, ont été inscrits dès février 2022 sur la liste des personnes visées.

12. Mais la liste inclut des hommes d’affaires proches du pouvoir, ainsi que les personnes qui leur sont associées. Y figurent notamment Yevgeniy Prigozhin (n° 234), fondateur du groupe Wagner, une organisation paramilitaire de défense des intérêts extérieurs de la Russie, sa femme Lyubov Valentinovna Prigozhina (n° 224), son père Pavel Evgenevich Prigozhin (n° 1174) et sa mère Violetta Prigozhina (n° 223). Plus récemment , le 26 avril 2023, le Conseil a également décidé d’ajouter le groupe Wagner et l’agence de presse RIA FAN, tous deux financés par Yevgeniy Prigozhin, à la liste des personnes morales visées par les sanctions européennes.

III. L’affaire Violetta Prigozhina, exemple d’un contrôle juridictionnel européen réel mais limité

13. Mme Violetta Prigozhina a été incluse dans la liste des personnes visées au motif qu’elle est la propriétaire de l’entreprise Concord Management et Consulting, qui appartient au groupe Concord, lequel a été fondé et détenu jusqu’en 2019 par son fils, ainsi que d’autres entreprises liées à son fils. Elle est ainsi considérée – en raison de son lien avec les activités économiques de son fils – comme une personne ayant soutenu des actions et des politiques compromettant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

14. Dans son recours en annulation introduit le 19 avril 2022, Mme Prigozhina a attaqué cette décision en invoquant plusieurs moyens (c’est-à-dire plusieurs arguments expliquant pourquoi, selon elle, la décision qui la frappe est illégale), à savoir une violation de l’obligation de motivation et une base factuelle insuffisante conduisant à une erreur manifeste d’appréciation.

15. Son recours a donné lieu à un jugement du Tribunal prononcé le 8 mars 2023. Dans son arrêt, le Tribunal écarte rapidement le premier moyen (§ 34) mais il examine en détail le second moyen en distinguant plusieurs éléments de fait.
Le tribunal reconnaît que le Conseil n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a considéré que l’entreprise Concord Management and Consulting faisait partie d’un « groupe de sociétés Concord » liées entre elles et liées à M. Prigozhin (§ 57) et que ce dernier pouvait en raison de ses liens étroits avec le groupe Wagner être considéré comme responsable du déploiement des mercenaires dudit groupe en Ukraine (§ 75).
Toutefois, les juges notent plusieurs erreurs dans l’appréciation des faits par le Conseil. Apparaissent comme déterminants le fait que Mme Prigozhina n’était plus propriétaire depuis 2017 de l’entreprise en question (§ 47), et que le Conseil n’a pas établi qu’elle possédait encore des parts dans des entreprises liées à son fils à la date d’adoption de la décision l’incluant dans la liste des personnes visées (§ 70).
Cet élément factuel est central dans l’affaire en cause car, dans le cadre du régime de sanctions mise en place à l’encontre de la Fédération de Russie, ne peuvent être issues qu’à l’encontre de « personnes associées » aux personnes responsables d’actions compromettant la situation en Ukraine.
Pour le Tribunal, ce critère d’inscription doit certes être interprété en fonction des contextes et circonstances de l’espèce mais il renvoie généralement à des personnes qui sont liées par des intérêts communs, notamment des liens économiques ou capitalistiques (§ 93). Or, en l’espèce, au moment de l’inscription de Mme Prigozhina sur la liste des personnes visées par les sanctions, le lien d’association par le biais de sociétés n’est pas établi et repose donc exclusivement sur le lien familial (§ 104), ce qui est insuffisant pour justifier son inscription.
Le Tribunal décide donc d’annuler la décision du Conseil en ce qui concerne l’inscription de Mme Prigozhina.

16. Quelles leçons tirer de l’arrêt du Tribunal ?
La leçon principale, notamment soulignée par l’experte Célia Challet (voy. son analyse parue le 27 mars 2023), est un avertissement adressé au Conseil de l’Union européenne concernant la nécessité d’appuyer sur des éléments factuels solides l’inscription de personnes physiques sur les listes de personnes visées par des sanctions européennes.
En particulier, le Conseil doit pouvoir être en mesure de justifier que le critère d’association avec des personnes responsables d’actions compromettant la situation en Ukraine est rempli et ce critère d’association ne peut pas l’être sur la base d’un simple lien familial.

17. Cet avertissement est également présent dans l’ordonnance rendue par le Tribunal au bénéfice de M. Mazepin (affaire T 743/22 R), fils d’un oligarque russe, inscrit sur la liste des personnes visées par les sanctions en raison de son association avec son père.
Là encore, le Tribunal a considéré que les faits justifiant son inscription se sont déroulés dans le passé et que le lien familial semble être le facteur déterminant, justifiant ainsi le prononcé de certaines mesures provisoires permettant dans des conditions strictes à M. Mazepin de se rendre en Europe et d’y conduire son activité professionnelle de chauffeur de Formule 1, afin de lui éviter de subir des dommages irréparables.

18. Le Conseil ne s’y est pas trompé et a pris la mesure de l’avertissement qui lui était adressé.
Il a d’ailleurs dans les jours qui ont suivi le jugement du Tribunal dans l’affaire Prigozhina mis à jour les motifs d’inscription pour 171 personnes et 65 entités visées par des sanctions européennes (règlement d’exécution (UE) 2023/571 du 13 mars 2023).
Les raisons justifiant l’inscription de Mme Prigozhina sont notamment mises à jour et reformulées, permettant ainsi au Conseil de la maintenir parmi les personnes visées par les sanctions européennes.

19. Le cœur de cette affaire réside donc dans la formulation d’un critère d’inscription visant les personnes uniquement associées aux personnes physiques et morales considérées comme responsables, soutenant et/ou bénéficiant de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine.
Ce critère de « personnes associées » doit être distingué de celui de « personnes liées », qui ne constituent pas – contrairement aux arguments du Conseil en ce sens – des termes interchangeables. Dans le deuxième cas, celui des personnes liées, l’adoption de sanctions à l’encontre d’individus sur la base d’un simple lien familial n’est pas exclue mais elle doit être explicitement prévue par l’instrument définissant le cadre juridique des sanctions. Ainsi, l’inscription des membres de la famille a pu être admise par le Tribunal dans le cadre du régime de sanctions mis en place à l’égard de la situation en Syrie (affaire T-540/19) puisque la décision du Conseil le prévoit explicitement (décision (PESC) 2015/1836).
Le Tribunal souligne d’ailleurs ce point dans son jugement, et il apparaît donc dans l’affaire Prigozhina ne pas s’opposer par principe à la décision du Conseil de cibler les membres de la famille de personnes responsables, soutenant et/ou bénéficiant de la situation en Ukraine.
Son arrêt rappelle surtout au Conseil que cette décision doit s’accompagner d’un cadre juridique adéquat.
Dès lors, l’opportunité de réviser le cadre juridique applicable est, d’après certains journalistes, envisagée.
La Commission aurait annoncé en mars 2023 préparer une proposition de texte qui réviserait le cadre juridique en place et permettrait de sanctionner les membres de la famille des personnes responsables, la situation en Ukraine soutenant ou en bénéficiant.
Cette éventuelle extension des personnes potentiellement visées par les sanctions européennes est un sujet éminemment sensible. Le jugement du Tribunal vient rappeler l’importance de respecter un certain nombre de garanties, notamment la légalité de l’inscription d’une personne et la nécessité d’apporter une base factuelle suffisamment étayée pour le justifier.

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Chloé Brière


Auteur

Professeure de droit européen à l’Université libre de Bruxelles

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