Karlsruhe contre Luxembourg : quel juge doit avoir le dernier mot dans l’Union européenne ?

par Jacques Ziller - 25 juin 2020

Le 5 mai 2020, alors que les pays d’Europe commencent à peine de sortir du confinement, un jugement prononcé en Allemagne fait grand bruit. La Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne (Bundesverfassungsgericht), qui siège à Karlsruhe, a décidé que la Banque centrale d’Allemagne (Bundesbank) devrait cesser de participer au programme d’achat de titres publics par la Banque centrale européenne (BCE), dénommé PSPP, en cours depuis 2015, à partir du 5 août 2020.

Jacques Ziller, professeur à l’Université de Pavie (Italie), nous explique le contenu de ce jugement mais surtout ses enjeux pour la poursuite de la construction européenne.

1. Selon la Cour constitutionnelle allemande, pour que la Bundesbank puisse continuer la participation au programme d’achat de titres publics (PSPP) la Banque centrale européenne (BCE) doit expliquer de façon convaincante qu’elle a bien pris en compte tous les intérêts, et notamment ceux des épargnants allemands, lorsqu’elle a mis en place ce programme.

Depuis ce jugement, le Gouvernement et le Parlement allemands cherchent une solution pour sortir la Bundesbank de l’embarras.

2. Les juges de Karlsruhe ont en même temps déclaré que la Cour de justice de l’Union européenne, qui siège à Luxembourg, avait dépassé ses pouvoirs en déclarant un an et demi auparavant, en réponse à une question préjudicielle posée par le Bundesverfassungsgericht, et que la BCE n’avait pas suffisamment bien justifié son programme pour qu’il soit légitime.

3. Depuis quelques dizaines d’années les juges constitutionnels allemands expliquent qu’ils reconnaissent le principe de primauté du droit européen, mais seulement à la condition que les actes des institutions européennes respectent les droits humains essentiels et les principes les plus importants de la Constitution allemande, et qu’ils n’aillent pas au-delà des pouvoirs qui leur ont été donnés par les États membres de l’Union européenne. Il y a en l’occurrence trois questions à distinguer : que signifie la primauté ? comment sait-on si les institutions européennes ne dépassent pas leurs pouvoirs (leurs compétences) ? et qui a le dernier mot en cas de désaccord sur les deux premières questions ?

La primauté du droit européen

4. Le principe de primauté signifie que si dans une situation spécifique le droit d’un État membre contredit celui de l’Union européenne, c’est le droit de l’Union qui doit s’appliquer.

Dans le cas d’espèce cela veut dire que, si un jugement d’une cour allemande dit le contraire d’un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne, toutes les institutions, y compris la BCE, et tous les juges allemands doivent appliquer le jugement européen. S’ils ne le font pas, la Commission européenne peut engager une procédure d’infraction, qui peut aboutir à une condamnation de l’Allemagne. Il est renvoyé sur ce point aux articles suivants publiés sur Justice-en-ligne : Benjamin Bodson,« Que dit la Cour de justice de l’Union européenne lorsqu’une juridiction d’un État membre viole le droit européen ? Quelle est la responsabilité de cet État ? » , et Frédéric Dopagne, « Un recours méconnu à charge des États désobéissants de l’Union européenne : l’action en manquement » .

La condamnation peut être seulement symbolique, mais la Cour de justice peut aussi imposer des sanctions financières importantes à l’État condamné.

Les juges des différents pays de l’Union appliquent le principe de primauté, comme le font en Belgique la Cour constitutionnelle, la Cour de cassationet le Conseil d’État. Certaines cours constitutionnelles ou cours suprêmes d’Etats membres posent des conditions semblables à celles des juges de Karlsruhe pour le respect des droits humains et des principes constitutionnels les plus importants de leur pays.

Mais la Cour constitutionnelle allemande est l’une des très rares à ajouter qu’elle n’applique pas la primauté si les institutions de l’Union vont, à son avis, au-delà de leurs pouvoirs.

Les pouvoirs des États membres de l’Union européenne

5. Les compétences de l’Union européenne sont les pouvoirs que les États membres lui ont attribué, dans les traités européens qu’ils ont passés entre eux.
Pour savoir si une institution européenne ne va pas au-delà de ses pouvoirs, il faut étudier de près les textes qui traitent du problème à examiner, et les interpréter.

Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dit à l’article 119 que la BCE est compétente pour la politique monétaire. Elle peut donc prendre toutes les décisions nécessaires pour garantir la stabilité des prix et pour soutenir les politiques économiques dans l’Union. Pour les juges de Karlsruhe cela veut dire que la BCE doit expliquer de manière très détaillée les raisons qui la poussent à adopter ses décisions et ce qu’elle fera pour les appliquer.

La Cour de justice, qui a son siège à Luxembourg, par contre, dit que la BCE est mieux placée que les juges pour comprendre comment elle doit décider, et qu’il suffit donc qu’elle ne commette pas d’erreurs évidentes dans ses évaluations. C’est ce que la Cour de Karlsruhe critique dans son jugement.

Qui doit avoir le dernier mot ?

6. Depuis quelques décennies le Bundesverfassungsgericht et beaucoup de professeurs de droit disent qu’il n’est pas sain que la Cour de justice de l’Union européenne puisse décider si l’Union européenne a ou non un pouvoir ; ce serait comme si un joueur de football pouvait décider lui-même s’il a commis une faute qui mérite un carton rouge.

La Cour de justice de l’Union et la plupart des professeurs de droit de l’Union européenne disent par contre que, si les juges des vingt-sept différents Etats membres ont le dernier mot, le droit de l’Union ne s’appliquera pas de la même manière partout, et que ce ne sera donc pas le même droit de l’Union qui sera appliqué dans les différents pays.

L’enjeu politique de ce débat juridique

Le jugement du 5 mai 2020 peut avoir de graves conséquences pour la politique économique et monétaire de l’Union européenne.

Ce qui serait encore plus grave, ce serait que les Cours constitutionnelles de la Hongrie et de la Pologne utilisent les mêmes arguments que les juges de Karlsruhe pour refuser d’appliquer le droit européen. Or la Cour de l’Union a déjà condamné la Pologne parce que les juges des tribunaux et cours polonais ne bénéficient pas des garanties d’indépendance qui sont indispensables dans un Etat démocratique (à ce sujet, lire J. Van Meerbeeck, « La Cour de justice de l’Union européenne condamne deux fois la Pologne pour avoir violé le principe d’indépendance du pouvoir judiciaire : aux grands maux les grands remèdes ? » ).

Pour aller plus loin

Les lecteurs qui le souhaitent pourront approfondir leur réflexion en consultant l’article suivant du professeur J. Ziller, publié sur le « Blog droit européen » : Working Paper 4/2020, « L’insoutenable pesanteur du juge constitutionnel allemand » .

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 27 juin 2020 à 17:37

    Vous écrivez que "depuis ce jugement, le Gouvernement et le Parlement allemands cherchent un solution pour sortir la Bundesbank de l’embarras".

    Mais qui donc a mis la Bundesbank dans cet embarras, qui a saisi la Cour de Justice Européenne ?

    Répondre à ce message

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Jacques Ziller


Auteur

Ancien professeur à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et à l’Université de Pavie (Italie)

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