« Palais de justice » : on a cessé depuis longtemps de réfléchir à ce que ces deux mots sous-entendent. Est-il nécessaire, ou simplement utile, que la justice soit rendue dans un palais ? Et ce que l’on y fait peut-il s’appeler justice ?
En évoquant l’idée que les cours et tribunaux déménagent de la place Poelaert, le ministre de la justice ne se doutait pas qu’il susciterait tant de protestations de la part du monde judiciaire. Ni surtout qu’il permettrait de poser ouvertement cette dérangeante question : un palais, pour quoi faire ?
Déserter le palais ?
Le mot de palais évoque spontanément la grandeur, le faste, les ors. Il est directement apparenté à la justice en ce que celle-ci se donne à voir aux justiciables à travers un cérémonial compliqué, dans un cadre majestueux et sous des allures de géant.
On se souviendra que la construction du temple bruxellois à l’emplacement qu’il occupe avait pour objectif d’impressionner le petit peuple en l’écrasant de sa superbe. Au palais est donc attachée toute une rhétorique (le langage hermétique dont usent les gens de droit renvoie à l’inaccessibilité de la Justice, sa dimension surhumaine, son idéalisation) et toute une symbolique (la justice ne peut être rendue que dans un lieu à son image, terrifiante et belle). Il est symptomatique de son inculture que le ministre n’ait eu en vue que des motifs sécuritaires pour suggérer que les acteurs de justice aillent planter leurs tréteaux ailleurs. Alors que c’est d’une question d’image, donc d’identité, qu’il s’agit. Comme s’il était indifférent de plaider, de requérir, de juger ou d’être jugé sous un chêne, dans une cuisine, un local high-tech ou un prétoire !
On peut poser qu’au contraire il n’est pas garanti que notre justice telle qu’elle s’exerce résiste à son dépotage. Et qu’en tous cas, elle en serait profondément transformée. Si l’on prenait demain le parti d’abolir toute espèce de decorum lors du procès d’un accusé ou d’un prévenu, peut-on gager en effet que le résultat auquel on aboutira sera le même qu’en entourant ce procès d’une multitude de rites où les profanes tombent aux mains d’initiés ? Peut-être la justice ne se soutient-elle que de ses formes, en l’absence desquelles, n’étant plus elle-même, on n’y croirait tout simplement plus ?
L’enjeu du débat est donc fondamental. Quitter le palais ne serait qu’une manière parmi d’autres d’éprouver à quel point ce que nous prétendons faire en rendant la justice est lié à un lieu, des habits, des formules. Le fond de l’affaire est inséparable de sa mise en forme ; le palais est le décor intangible d’une mise en scène dramatique où l’infliction d’une peine est censée résoudre l’infraction.
On comprend dès lors les résistances des « professionnels de la justice » à quitter leur chez-soi. La conception qu’ils se font de leur métier est inséparablement liée à l’endroit où ils le pratiquent. On peut dire occasionnellement la messe en plein air mais le mystère de l’eucharistie s’accomplit en principe dans le chœur ! On observe une même levée de boucliers lorsqu’il est question d’abandonner la robe : à défaut du moine, l’habit fait donc le juge et l’avocat.
J’ignore s’il serait bon de juger en salopette dans le fond d’un garage. Mais je pense que la question mérite amplement d’être posée car depuis trop longtemps la justice pallie sa réelle inefficacité (elle n’a ni les moyens ni l’ambition de résorber la criminalité de manière significative) en comptant sur sa seule force symbolique (c’est-à-dire donner à croire que le problème est réglé en envoyant les gens au trou).
Débaptiser la justice ?
Tant qu’on est dans le sacrilège, on poussera peut-être la démarche jusqu’à procéder au crime suprême de lèse-justice : échanger son nom contre un autre, moins présomptueux, moins tape-à-l’œil, somme toute plus juste (au sens d’adéquat). Par exemple « la maison du droit ».
Voilà qui est modeste, accueillant, rassurant… et beaucoup plus conforme à la réalité.
Car le tribunal applique le droit aux faits. Il est censé juger en droit et ne faire que cela. Décider si l’infraction est établie se fait selon les règles de droit en vigueur. Même la peine est légale, et non juste, car la justice n’est qu’une abstraction. Nul ne peut dire ce qu’elle est. Tout juste peut-on dire, par une intuition négative, ce qu’elle n’est pas : c’est le sentiment de l’injustice qui nous fait croire en une possible justice, tel un horizon de sens inaccessible.
Il est donc urgent de débaptiser la justice. Ce port public de faux nom a bien sûr des avantages appréciables : il donne à l’institution judiciaire une exceptionnelle aura. Chacune de ses décisions, valant pour vérité, mérite d’être obéie. S’attachent à tous ses jugements respect, autorité, foi. Sa dénomination déteint en quelque sorte sur l’ensemble de sa production, comme un label de qualité totale.
Mais gare à la surestimation symbolique de soi. Car cette usurpation d’identité amène également une cohorte d’effets pervers : c’est parce que les gens veulent croire obstinément en la toute-puissance de leur justice qu’ils sont systématiquement déçus des résultats qu’elle engendre. J’ai connu très peu de justiciables heureux de leur expérience.
Si l’on commençait par enseigner au grand public que la justice, ce n’est jamais que du droit appliqué tant bien que mal à des situations de fait que la loi ne pourra jamais prévoir tant elles sont singulières et innombrables, on éviterait sans doute beaucoup de désillusions. Cesser de fantasmer sur ce que la justice est capable d’offrir pourrait commencer utilement par un changement d’étiquette. Foin de publicité mensongère : l’emballage doit correspondre au contenu. N’est-ce pas, monsieur le ministre … de la sécurité ?