Le droit de « cantiner » des détenus : une source de revenus occultes pour les prisons ?

par Xavier Malengreau - 26 mars 2015

Selon l’article 47 de la loi ‘de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus’ du 12 janvier 2005, « [s]auf si une sanction disciplinaire le lui interdit, un détenu a le droit, dans les limites fixées par le règlement d’ordre intérieur, de se procurer à ses frais des biens durables et des biens de consommation parmi ceux qui sont proposés par l’entremise d’un service de cantine à organiser dans chaque prison et qui réponde autant que possible aux besoins des détenus » (§ 1er) et « [l]es articles pouvant présenter un risque [pour l’ordre ou la sécurité sont écartés de l’offre » (§ 2).

Actuellement, d’importants surcoûts sont mis à charge des détenus, qui réduisent leurs possibilités d’indemnisation des victimes et génèrent des bénéfices dont le manque de base légale autant que les affectations interpellent. Où va l’argent ?

Observations par Xavier Malengreau, magistrat honoraire, qui, en sa qualité de membre de la commission de surveillance de la prison de Nivelles, a pu consulter des documents de la comptabilité pénitentiaire, dans l’accomplissement de sa mission d’exercer « un contrôle indépendant sur la prison auprès de laquelle elle a été instituée, sur le traitement réservé aux détenus et sur le respect des règles les concernant » conformément aux dispositions actuellement en vigueur d’un arrêté royal du 21 mai 1965 (article 138ter, 1°, et 138quater, § 1er).

1. L’article 47 de la loi précitée du 12 janvier 2005 reconnaît aux détenus un droit de « cantiner » à leurs frais dans les limites autorisées et impose à chaque prison d’organiser une cantine : pour acquérir des biens durables ou des biens de consommation, les détenus doivent passer par la cantine de leur prison et faire usage de sommes à verser au préalable sur un compte géré par chaque prison.

2. Ce compte fait l’objet d’un « listing des comptes internes » de l’argent déposé par ou pour chaque détenu. Ce listing, que chaque commission de surveillance peut consulter, indique non seulement le total des comptes individuels de tous les détenus, mais aussi, notamment, les soldes résultant des bénéfices des cantines collectives, des cantines individuelles, des locations de téléviseurs, frigos, PC ou autres, ainsi que des distributeurs de la salle de visite.

3. Le solde général du compte dont il est question ci-avant peut révéler, lorsqu’il dépasse plusieurs centaines de milliers d’euros dans une prison, que les détenus et leurs proches paient pour leurs achats et locations d’importantes sommes en surplus par rapport aux coûts réels de leurs dépenses.

Or, aucune loi ne soumet le droit des détenus d’acquérir les biens durables ou de consommation autorisés à un surplus de prix qui ne serait pas objectivement justifié. Aucune taxe particulière, ni aucun impôt, ni aucune contribution ne peut être imposée aux détenus sans fondement légal.

La situation objective de dépendance des détenus et la faiblesse financière de la plupart d’entre eux imposent, au contraire, un respect strict de leur droit de pouvoir « cantiner » à des prix justifiés par les seuls frais réels que la cantine de chaque prison doit exposer pour l’acquisition et la livraison des biens commandés.

Aucun budget spécifique des frais de fonctionnement de la cantine d’une prison ne paraît actuellement à charge des détenus, ce qui s’explique par le fait que les frais de locaux, d’électricité, et de personnel sont assumés par l’administration ou la Régie des Bâtiments.

4. Néanmoins, les détenus constatent souvent des prix nettement supérieurs à ceux pratiqués dans les commerces locaux les moins chers.

Généralement, les détenus ne bénéficient d’aucune réduction promotionnelle, ni d’une mise en concurrence du fournisseur choisi librement par chaque prison, alors que les importantes quantités en cause, de plus de dix mille euros par mois dans une prison de taille moyenne, devraient permettre d’obtenir, au moins, une réduction sensible par une négociation adéquate.

5. Des circulaires administratives, notamment une circulaire 1620/VIII du 23 décembre 1993, admettent en outre une activité bénéficiaire des cantines avec une affectation des bénéfices à une caisse d’entraide des détenus, qui peut prendre en charge l’aide aux détenus indigents par des prêts remboursables et payer des dépenses d’intérêt collectif, comme des formations, des activités communautaires ou des équipements sportifs.

Il en résulte des majorations à charge des détenus pouvant atteindre 10 % du prix réel payé aux fournisseurs, bien qu’aucune disposition légale ne mette à charge des détenus des frais d’entraide sociale ou une contribution à des dépenses d’intérêt collectif.

6. Aucun budget détaillé des dépenses passées ou à prévoir ne paraît expliquer clairement pourquoi les prix des fournisseurs sont majorés de manière variable de 3 à 10 %, selon les prisons, pourquoi des télévisions achetées à un prix de moins de 250 € sont louées à un prix qui atteint 15 € par mois, pourquoi des frigos achetés à un prix d’environ 150 € sont parfois loués à un prix de 11 € par mois, pourquoi des bénéfices considérables sont réalisés par des distributeurs de la salle des visites sans contrepartie claire ?

A cet égard, les majorations imposées aux détenus par rapport aux prix des fournisseurs de leurs achats et le surplus du prix des locations des télévisions, frigos, PC et autres par rapport aux coûts réels ne paraissent actuellement ni déterminés ni justifiés par aucun budget prévisionnel indiquant les frais de cantine, les frais de renouvellement du matériel loué ou d’autres dépenses à prévoir, ni par aucun montant prévisionnel des aides sociales ou des dépenses d’intérêt collectif à assumer par la Caisse d’entraide des détenus.

7. Alors que les circulaires administratives indiquent que les bonis doivent être versés à la caisse d’entraide des détenus, il faut constater qu’en réalité, rien ne garantit un transfert de tous les bénéfices réalisés à des fins d’entraide sociale ou de dépenses collectives.

Rien ne permet actuellement de connaître clairement et aisément le total des aides sociales payées au cours de chaque année écoulée dans chaque prison, le total des remboursements obtenus, l’objet et le montant des dépenses d’intérêt collectif effectuées, ni l’objet et le montant des dépenses exceptionnelles.

8. Les bonis actuellement capitalisés ne doivent-ils pas être pris en compte, dans chaque prison, pour la détermination des frais que les détenus doivent assumer légalement outre le coût d’achat des fournitures qu’ils peuvent acquérir ?

A qui appartiennent ces sommes importantes actuellement déposées, dans chaque prison, sur le compte des détenus ? L’État peut-il s’en emparer pour en faire usage dans d’autres prisons ?

La comptabilité de ces sommes versées par les détenus et leurs proches ne devrait-elle pas être publique et connue des détenus eux-mêmes de manière à permettre à leurs délégués élus de débattre de leur affectation dans l’organe de concertation prévu dans chaque prison ?

Pourquoi tout cela est-il aujourd’hui occulte ?

9. Il ne s’agit pas ici uniquement du droit des détenus, mais aussi des attentes d’indemnisation des victimes et du financement des formations et activités qui peuvent contribuer à la réinsertion des détenus autant qu’à la réduction des risques de récidive.

Le détenu qui travaille en prison, pour des gratifications parfois limitées à 75 centimes par heure, doit souvent présenter devant le tribunal d’application des peines ses efforts pour l’indemnisation des victimes par des versements qui atteignent difficilement 10 ou 15 € par mois, voire moins.

Lorsqu’il paie son savon de toilette ou des produits d’entretien de sa cellule (non fournis) à des prix largement supérieurs à ceux des commerces extérieurs, c’est autant d’argent qui bénéficie à une société commerciale qu’il ne peut affecter ni à l’indemnisation de ses victimes, ni à sa réinsertion par des formations ou à d’autres activités adéquates, ni même à une quelconque contribution à ses frais de détention.

10. Comment justifier des majorations des prix des cantines lorsque les seuls bénéfices des locations ou des distributeurs de la salle de visite dépassent déjà les dépenses effectives de la caisse d’entraide des détenus à des fins d’aides sociales ou d’intérêt collectif ?

Dans les prisons belges, d’importantes marges bénéficiaires sont actuellement capitalisées et en attente sur un compte collectif des détenus.
Il est temps de s’en préoccuper.

Rien ne permet à l’administration de s’attribuer de l’argent des détenus capitalisés par des excès de prix injustifiés.

En l’absence de base légale et de budget prévisionnel, les surplus non fondés grevant les cantines des détenus pourraient faire l’objet de demandes de remboursement des paiements indûment effectués.

Il est urgent que l’aide sociale actuellement mise à charge des détenus sans base légale soit non seulement réglementée, mais que toute contribution des détenus à une telle aide sociale ou à des dépenses d’intérêt collectif fasse l’objet d’une comptabilité permettant de vérifier, dans chaque prison, toutes les dépenses passées et futures en cause.

Votre point de vue

  • Francois
    Francois Le 27 mars 2015 à 10:53

    En filigrane de ce "problème" il y en a d’autres problèmes dont un bien plus grave :
     le "travail" des détenus.... qui est pudiquement appelé "gratifications domestiques" en ce qui concerne les travaux pour la prison, est à mon avis "illégal" !
    Les lois Belges sont très claires : une personne qui travaille est soit salariée, soit indépendante, soit fonctionnaire.... Si un travail est fourni en échange d’un avantage quelconque, cet avantage est soumis à la sécurité sociale, DOIT être chiffré, et un minimum de salaire horaire DOIT être appliqué en fonction de la commission paritaire ! Il en est de même pour les travaux en ateliers pour des marchés externes : les très bas salaires sont de la concurrence déloyale pour le privé ! Il serait plus logique de dire que le détenu qui a des revenus doit participer au coût de son hôtellerie de manière raisonnable...

    Second problème : Lorsque un détenu ou un interné n’a pas de revenus, il existe une caisse d’entraide qui accorde +/- 40 euros par mois d’argent de poche. Cette aide est considérée comme une "avance" sur tout type de revenus que le détenu / interné pourrait avoir... Mais les prisons considèrent aussi que l’aide d’un CPAS vient en déduction de ce que la caisse a donné... Cette caisse n’est régie par aucune loi, par contre l’aide d’un CPAS est régie par un loi et dit clairement que TOUS les autres droits doivent être épuisés... Selon la hiérarchie des normes, les aides régulières de la caisse d’entraide devraient venir en déduction de l’aide éventuelle d’un CPAS, en admettant que les CPAS soient compétent... La loi dit aussi que le ministère de la justice doit assurer la "dignité humaine" des prisonniers ainsi que tous les soins médicaux. Mais en pratique les CPAS reçoivent souvent des demandes d’aide financière et/ou d’intervention pour des frais médicaux (prothèses etc...) des détenus et des internés.

    La jurisprudence tend à un refus des aides pour les détenus, mais pas pour les internés ! Comme le tribunal du travail n’a pas autorité sur le SPF justice, mais bien sur les CPAS, on a eu droit à des jugements surréalistes qui, en résumé, disent dans les attendus que le SPF justice ne rempli pas sa mission, que le tribunal n’a pas autorité sur le SPF justice et que donc le CPAS doit aider et se retourner contre le SPF justice... Ou encore qu’il existe deux dignités humaines (pourquoi pas trois ?), celle des besoins de base (nourri - logé - blanchi - soins de base) et celle de l’argent de poche (cantiner - soins médicaux tels lunettes et prothèses)... Mais vu l’absence de cadre légal précis, et d’autorité du tribunal du travail pour l’appliquer, le SPF justice en sort gagnant et on se retrouve de fait avec un pouvoir local, un CPAS, qui "subsidie" les carences d’un pouvoir fédéral...
    Une jurisprudence hétéroclite se développe donc, alors que le législateur devrait avoir le courage de trancher : le SPF justice DOIT assumer ses détenus / internés et leur dignité humaine... Une autre porte de sortie serait d’exonérer les CPAS de toute compétence pour les détenus et les internés ! Ce serait logique vu que la norme est qu’un interné / détenu n’a pas de ressources externes dans la majorité des cas...
    Autre problème soulevé dans l’article : les caisses d’entre-aide devraient faire partie intégrale de la comptabilité des prisons ! Il n’est pas normal qu’elle échappe au contrôle de la cour des comptes... Elles devraient aussi faire l’objet d’une même loi pour toutes les prisons, avec un budget suffisant et des critères d’octroi. Idem pour le magasin où les détenus peuvent "cantiner"... Et les bénéfices de la cantine doivent couvrir ses frais de fonctionnement, et pas alimenter la caisse d’entraide... ou alors dans un cadre légal, et une comptabilité transparente..
    Bref, il y a un "grand nettoyage" à faire !

    Quand à la rémunération des détenus, si la loi sur le travail était respectée, les prisons seraient en faillite ! si on y réfléchi, la différence entre le salaire brut et net étant versée à l’état, la mesure totale coûterait moins cher qu’on ne le pense, si ce n’est que celui qui travaille recevrait un salaire décent, ce qui est un minimum, et pourrait indemniser ses victimes, et payer son avocat au lieu de le mettre à charge de la collectivité !
    Bref... désolé de jeter des pavés dans la marre, mais l’état DOIT montrer l’exemple ! Merci pour votre excellent article en ce sens !

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