Philippe de Koster (PhDK) : Au niveau mondial, la CTIF est une cellule de renseignements financiers que l’on pourrait assimiler à un service de renseignements financiers, un peu comme en Belgique il existe deux cellules de renseignements, la Sûreté de l’État et le renseignement militaire. Elle permet d’obtenir des renseignements sur les comptes bancaires, sur les assurances-vie, sur les mouvements financiers opérés par des personnes, non seulement en Belgique mais aussi à travers le monde puisque des cellules de renseignements financiers existent dans pratiquement tous les pays. Nous pouvons donc facilement obtenir des informations chez nos partenaires étrangers.
Thérèse Jeunejean (ThJ) : Comment commence votre travail ?
Philippe de Koster (PhDK) : La particularité du système belge, c’est que nous devons recevoir des déclarations de soupçon d’entités ou d’autorités compétentes autorisées à nous faire ces déclarations. Des banques, des compagnies d’assurances-vie, la Poste, des huissiers de justice, des avocats mandatés par la justice, par exemple les curateurs, ont l’obligation de nous faire des déclarations pour nous indiquer qu’elles ont connaissance de transactions suspectes ou du moins de transactions qu’elles ne comprennent pas chez leurs clients. La Sureté de l’État, le service de renseignements de l’armée ou les magistrats du ministère public en charge d’enquêtes en matière de terrorisme ou de financement du terrorisme peuvent aussi m’envoyer une info et je peux travailler. Comme les partenaires étrangers. Cependant, si je lis un article de presse concernant tel ou tel organisme, je n’ai pas le pouvoir de lui demander de me fournir des infos. Je dois nécessairement être activé par une déclaration de soupçon. La CTIF est donc un service de renseignements mais un service limité puisqu’elle ne peut travailler que si elle est légalement saisie. Quand j’ai la base légale pour faire quelque chose, je peux le faire de manière très étendue, mais sans base légale, je ne suis rien.
ThJ : Concrètement, qu’est-ce qu’une info financière ?
PhDK : Imaginez… Vous voyagez en Europe et vous avez une carte de crédit. On ne sait pas où vous êtes. À un moment donné, vous êtes en Turquie, puis on pense que vous êtes passé en Italie mais il n’y a pas eu de contrôle douanier effectué. Nous recevons des informations concernant l’usage d’une carte de crédit en différents endroits en Italie. Il s’agit de montants aussi faibles que 5 ou 6 euros, de quoi acheter un café ou un sandwich le long de l’autoroute, mais, quand on relie tous ces points, on retrace le parcours d’une personne qui est connue pour avoir commis ou participé à des attentats terroristes. À partir des infos précisant que telle personne a utilisé sa carte à telle date pour tel montant, intéressant ou non, on peut aller très loin dans la recherche !
Quand il y a des montants énormes de cash sur un compte en banque, on se demande ce que cela peut être… Nous avons des typologies qui nous indiquent des types de profils. Un montant énorme de cash est souvent une indication d’un trafic de stupéfiants. Quand une personne n’a pas d’activité mais a déposé systématiquement du cash, on peut légitimement penser qu’il s’agit d’un trafiquant de drogue.
Quand on reçoit ces indications, on interroge la banque de données policières, on vérifie si cette personne y est connue. Si manifestement elle apparait dans des dossiers judiciaires, on va la voir apparaître pour le trafic de stupéfiants. On peut alors geler administrativement ce compte, cinq jours ouvrables, et transmettre les infos aux autorités judiciaires.
En résumé : notre objectif, c’est de pouvoir identifier l’argent qui provient d’un ensemble d’infractions, de le localiser, de le geler et de transmettre le dossier aux autorités judiciaires pour qu’elles puissent faire quelque chose et qu’on puisse arriver à la formule sacrosainte : « le crime ne paie pas ». Même si effectivement, de plus en plus, le crime paie quand même relativement bien, en général, je ne parle pas seulement des crimes de sang.
ThJ : Votre travail concerne le trafic de drogue, le…
PhDK : Nous ne travaillons que sur le blanchiment, celui de la corruption, du trafic d’êtres humains, de la fraude fiscale grave et/ou organisée (pas la fraude fiscale simple), du trafic d’armes, de la criminalité environnementale, nous ne travaillons jamais que sur le blanchiment. Nous ne travaillons pas sur l’infraction de base, nous ne sommes pas là pour la détecter. Si nous voyons des transactions financières inconnues des autorités judiciaires ou policières, nous allons essayer de savoir de quelles activités provient cet argent donc, de facto, nous allons peut-être trouver des indices de la criminalité de base et nous transmettons le tout aux autorités judiciaires. À elles à voir comment travailler. En bonne logique, elles vont travailler sur l’infraction de base et pas sur le blanchiment.
ThJ : Quels sont vos moyens ?
PhDK : Septante personnes ! Huit collègues prennent avec moi les décisions concernant les dossiers qu’on va transmettre aux autorité judiciaires.
Nous avons l’accès à toutes les bases de données que l’on peut imaginer en Belgique, voire effectivement à l’étranger. Est-ce suffisant ou pas ? Nous avons un budget de plus ou moins huit millions d’euros. Ce budget n’est pas à charge de l’État puisque ce sont les déclarants qui sont sensés nous financer ou payer en tous cas des contributions financières pour nous financer. Quand la cellule a été créée en 1993, l’État belge était en état de faillite. Donc en fait, nous avons un système plus ou moins autonome de financement, ce qui n’est pas le cas, par exemple, de mon homologue français, qui dépend du ministère des Finances.
ThJ : Quelles sont les formations de vos collaborateurs ?
PhDK : Ce sont principalement des juristes et des économistes. Leurs compétences ? Ils doivent pouvoir faire une analyse, comme quand on lit un roman policier : on possède une série d’infos, on doit retrouver ce qu’il y a derrière elles et les organiser, on essaie alors de construire une histoire. On peut aussi parler d’un puzzle à reconstituer : toutes les pièces sont là à travers le monde. Il suffit de les recueillir, de les assembler pour arriver à avoir une image cohérente.
ThJ : Vous dépendez de… ?
PhDK : Nous ne dépendons de personne et de deux personnes ! En fait, nous sommes totalement autonomes. Aucun ministre ne peut nous donner des instructions, aucune autorité judiciaire ne peut nous dire « faites ceci ou cela » mais nous devons faire rapport aux ministres des Finances et de la Justice. Le Conseil des ministres nomme certains membres de la cellule mais, au-delà de cela, il ne peut y avoir aucune autre influence. Si le ministre de la Justice me demande de regarder dans la base de données et de lui dire si X y est connu, je répondrai : « Non Monsieur le Ministre. Ici existe le secret professionnel, je n’ai pas à vous communiquer des infos qui ne sont pas transmises aux autorités judiciaires ». Et, quand elles le sont, je peux dire au ministre : « Adressez-vous à elles ! ».
ThJ : Quelle sécurité pour la CTIF ?
PhDK : Nous avons une énorme base de données, qui est notre principal outil de fonctionnement. Tout s’y trouve, les personnes, les liens entre elles, etc. Si cette base de données est attaquée, si elle n’existe plus, la cellule est virtuellement morte. Donc nous prenons nos précautions. Quand je vais dans mon bureau au Palais de justice, je ne sais pas avoir accès à la base de données de la cellule, il n’y a pas d’accès de l’extérieur. Et pour qu’il n’y ait pas d’intrusion, il y a toute une série de pares-feux, tout est aussi contrôlé systématiquement et constamment.
ThJ : Quelle est l’importance du travail de la CTIF pour un État ?
PhDK : Lorsque la CTIF a été lancée, il s’agissait principalement de lutter contre l’argent du trafic de drogue, vu le contexte financier international fin des années ’80, début des années ’90. On voyait des montants excessivement importants réinvestis par les trafiquants de drogues dans l’immobilier, etc. Et ces montants venaient perturber ou paralyser l’économie légale. On essaie donc d’avoir une vue sur l’argent illégal au sens large pour éviter qu’il rentre subrepticement dans l’économie légale.
Aujourd’hui, le trafic de stupéfiants ne fait que croître et embellir. Il suffit de voir ce qui s’est passé avec Sky ECC, les stupéfiants au port d’Anvers, à Rotterdam. Il s’agit de plus en plus d’organisations criminelles avec de gros moyens qui ne reculent devant rien et peuvent aller jusqu’à menacer les enquêteurs, les policiers, à placer des contrats sur la tête de magistrats. La CTIF est un petit maillon qui participe à la conservation d’un ordre public plus ou moins harmonieux et évite que l’on se retrouve comme dans certains États sud-américains où le gouvernement doit faire appel à l’armée, où l’on vit une sorte de retour au Moyen-Âge…
Votre point de vue
BLUMEL HERVÉ Le 18 juin à 21:56
Une étroite collaboration entre le CTIF et le GAFI.
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