La Cour de cassation précise les contours de la notion d’abus fiscal

Le contribuable concerné ne doit pas avoir posé lui-même tous les actes juridiques constitutifs de l’opération abusive

par Denis-Emmanuel Philippe - Aymeric Nollet - 17 juillet 2024

En Belgique, plusieurs législations fiscales (notamment en matière d’impôts sur les revenus) contiennent une mesure générale anti-abus tendant à faire échec à des procédés d’évitement de l’impôt licites (non frauduleux), mais « abusifs », constitutifs d’« abus fiscal ». Au-delà de la définition légale de cette notion, la question s’est posée de savoir si le contribuable à qui l’abus est reproché (et dans le chef duquel le fisc prétend pouvoir redresser cet abus) doit avoir posé lui-même formellement chacun des actes juridiques constitutifs de l’« abus » reproché ou s’il suffisait qu’il y fût simplement « impliqué ».
La Cour de cassation a fourni la clarification attendue dans un arrêt ici résumé et commenté par deux spécialistes en la matière, Denis-Emmanuel Philippe, avocat au barreau de Bruxelles et maître de conférences à l’ULiège, et Aymeric Nollet, avocat au barreau de Bruxelles et professeur à l’ULiège.

1. Voici douze ans, par une loi du 29 mars 2012 (articles 167 à 169), le législateur a réécrit la disposition « générale anti-abus », telle que prévue à l’article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus, à l’article 18, § 2, du Code des droits d’enregistrement et à l’article 106, alinéa 2, du Code des droits de succession pour y introduire la notion d’« abus fiscal ».
En substance, cette notion vise le cas où le contribuable, par un acte juridique ou ensemble d’actes juridiques qu’il choisit de poser sans aucune simulation à l’égard du fisc (sinon il s’agirait d’une « fraude fiscale » pénalement sanctionnée), cherche à contourner l’application d’une disposition taxatrice ou bien à profiter de l’application d’une disposition prévoyant un avantage fiscal et ce, en contrariété avec les objectifs de cette disposition. Si le fisc parvient à démontrer cela et que le contribuable ne peut pas justifier les actes mis en cause par d’autres motifs que la volonté (exclusive sinon essentielle) d’éviter l’impôt en question, ces actes sont rendus inopposables au fisc pour que l’impôt puisse être (r)établi en conformité avec les buts (sinon contrariés) de la disposition abusée.

2. Dans cette disposition telle que réécrite en 2012, l’alinéa 1er commence par annoncer qu’un acte juridique ou un « ensemble d’actes réalisant une même opération » est inopposable à l’administration lorsque celle-ci démontre qu’il y a « abus fiscal » et l’exposé des motifs de la loi de 2012 indique que la notion d’« ensemble d’actes réalisant une même opération » vise, comme dans l’ancien texte, « la décomposition artificielle d’une opération en actes successifs [pouvant s’étaler] sur une période plus longue que l’année d’imposition […] à condition d’en démontrer l’unicité d’intention entre les [actes]  », ce qui suppose qu’ils aient été « dès le départ conçus comme une chaîne indivisible » (Doc. parl., Chambre, 2011-2012, n° 53-2081/001, p. 113).
Lorsque ce même article définit en son alinéa 2 ce qu’est un abus fiscal, il parle du « contribuable [qui] réalise, par l’acte juridique ou l’ensemble d’actes juridiques qu’il a posé, l’une des opérations suivantes […] ». En doctrine, d’aucuns avaient déduit de cette syntaxe qu’en présence d’un ensemble d’actes juridiques réalisant une même opération, le contribuable devrait nécessairement avoir posé lui-même chacun des actes constitutifs de cet ensemble, qu’il devrait formellement y avoir été « partie contractante » pour que le prétendu abus constitué de l’ensemble de ces actes puisse lui être reproché et être redressé dans son chef. Le ministre des Finances avait lui-même reconnu cette approche dans une réponse donnée en juin 2013 à une question parlementaire (Q. & R., Chambre, 2012-2013, 20 mars 2013, n° 115, pp. 259 à 261, question n° 133 de M. De Clercq, 3 juin 2013), puis des juges de première instance lui avaient emboité le pas avec une interprétation littérale de la mesure, avant que les Cours d’appel de Gand et d’Anvers n’adoptent une interprétation plus large, tendant à vérifier que le contribuable était simplement « impliqué » (« betrokken ») dans l’ensemble des actes constitutifs de l’abus en cause même s’il n’a pas été formellement partie à chacun d’eux, pourvu qu’il s’agisse bien de « la même opération » (notamment : Gand, 1er décembre 2020, 2019/AR/306 et 2019/AR/307). L’un de ces arrêts, celui rendu par la Cour d’appel d’Anvers du 6 septembre 2022 (Anvers, 6 septembre 2022, 2021/AR/68, et commentaires : D.-E. Philippe et A. Nollet, « Abus fiscal : deux décisions intéressantes au Sud et au Nord du pays sur des opérations de cessions d’actions à une holding », T.F.R., 2023, n° 465, pp. 695 et s. ; S. Van Crombrugge, « L’ensemble des actes juridiques doit-il émaner du contribuable lui-même ? », Fiscologue, 2023, n° 1779, pp. 1 et s.), a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 11 janvier 2024 ici commenté.

3. Dans cette affaire, il était question d’un montage complexe, où une personne physique avait cédé ses actions d’une société à une holding (non contrôlée par elle) en réalisant une importante plus-value exonérée sur pied de l’article 90, alinéa 1er, 9°, du Code des impôts sur les revenus. La holding avait financé son acquisition via un crédit bancaire remboursé par des liquidités prêtées par une filiale de la société-cible et par des remontées de dividendes (et des tantièmes) à la suite de fusions réalisées post-acquisition entre des filiales et sous-filiales du groupe-cible...
Le fisc y avait vu un abus fiscal tendant à éviter le précompte mobilier sur les dividendes qui auraient dû être distribués au cédant à partir des réserves accumulées au niveau de la société cédée et de ses filiales (correspondant à leur actif à des liquidités vues comme « excédentaires »), et la Cour d’appel l’avait suivi en jugeant (contrairement au premier juge) que le fait que le cédant n’a pas été formellement partie à tous les actes constitutifs de l’opération était sans importance dès lors qu’il a été impliqué dans l’ensemble des actes et a délibérément choisi de s’embarquer dans la construction ou d’y collaborer. Le juge d’appel s’était alors référé à l’exposé des motifs sur la notion d’« ensemble d’actes juridiques réalisant une même opération », qui requiert (comme on l’a dit) la démonstration par le fisc de l’« unicité d’intention » en ce sens que les actes successifs doivent « dès le départ [être] conçus comme une chaine indivisible », mais d’où il ne ressort nullement qu’il devrait être question d’une participation formelle du contribuable en tant que partie à tous les actes en cause.

4. Dans son arrêt du 11 janvier 2024, la Cour de cassation s’est entièrement ralliée à cette interprétation et à ces considérations du juge d’appel, en concluant que «  l’unité d’intention qui est requise pour qu’il soit question d’un ensemble d’actes juridiques n’exige pas que le contribuable participe formellement à tous les actes juridiques » et qu’ainsi l’affirmation selon laquelle la mesure générale anti-abus « ne peut s’appliquer qu’aux actes juridiques qu’il a personnellement posés et non aux actes juridiques auxquels il n’est pas partie repose sur une conception juridique erronée et manque par conséquent en droit » (Cass., 11 janvier 2024, F.23.0008.N (traduction libre) et commentaires : Ch. Buysse, « Disposition générale anti-abus - Cassation : le contribuable ne doit pas avoir participé à tous les actes », Fiscologue, n° 1824, 16 février 2024, pp. 6 et s. ; A. Nollet, « Abus fiscal constitué d’un ensemble d’actes juridiques – Cour de cassation : pas d’exigence de participation formelle du contribuable concerné à tous les actes », Actualités Fiscales, n° 9/2024, pp. 1 à 10).

5. Cette interprétation épousée par la Cour de cassation nous parait raisonnablement nécessaire pour donner un minimum d’effectivité à la mesure à chaque fois qu’il est question de montages impliquant des contribuables personnes physiques et des sociétés (dotées d’une personnalité juridique distincte) et elle est du reste en phase avec l’explication donnée dans l’exposé des motifs à propos de la notion d’« ensemble d’actes réalisant une même opération », à savoir qu’il faut (et qu’il suffit) que tous les actes mis en cause soient reliés entre eux par une « unité d’intention », en ce sens que, dès le premier d’entre eux, tous ces actes ont bien été conçus comme les maillons d’une chaine indivisible...
Il ne faudrait donc pas voir d’obstacle formel à l’application de la mesure générale anti-abus dans la simple circonstance que le contribuable n’aurait pas été formellement partie à tous les actes juridiques de l’opération mise en cause en tant qu’« abus fiscal » à redresser dans son chef : il suffirait qu’il ait bien posé certains de ces actes et ait été à tout le moins « impliqué » dans tous les autres (notamment des actes posés par des sociétés interposées), du moment que tous ces actes relèvent d’une « chaine indivisible » préconçue dans une « unité d’intention » à apprécier alors dans son propre chef.

Mots-clés associés à cet article : Abus fiscal, Fisc, Fiscalité, Fraude fiscale, Mesure générale anti-abus,

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