La suspension du juge Garzón et la répression des crimes du franquisme

par Antoni Pigrau Solé - 22 octobre 2010

Le juge espagnol Baltasar Garzón, qui a été au centre de nombreuses affaires judiciaires dans son pays mettant en cause de hauts responsables politiques, espagnols comme étrangers, pour des violations graves du droit humanitaire, a été suspendu par l’Audience Nationale, qui est l’une des plus hautes juridictions espagnoles, à laquelle il appartient.

Il a paru nécessaire à Justice-en-ligne d’essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de cette affaire. Le professeur Antoni Pigrau Solé a eu l’amabilité de nous la présenter.

Le juge Baltasar Garzón s’est retrouvé au centre d’une surprenante dynamique qui l’a amené très rapidement à être accusé de trois délits de prévarication dans le cadre de trois procédures judiciaires différentes, et à être suspendu de ses fonctions de juge de l’Audience Nationale.

La première procédure par ordre chronologique est celle du dossier des disparus de la guerre civile espagnole. La deuxième est relative à l’enquête menée par le juge dans l’affaire du vaste réseau de corruption qui opérait à Madrid, Valence et sur la Costa del Sol, et dans laquelle sont impliqués de nombreux membres du Partido Popular, et des écoutes autorisées par le juge des appels téléphoniques entre certaines personnes mises en examen et leurs avocats, écoutes qui ont ensuite été annulées par le Tribunal Supérieur de Justice de Madrid. La troisième procédure se réfère au classement d’un procès pénal contre plusieurs dirigeants de la banque Banco Santander prétendument en échange de sommes qui auraient été versées au juge lors de cours organisés par le Centre Rey Juan Carlos de l’Université de New York et dispensés par le juge entre 2005 et 2006 lorsque ce dernier se trouvait dans cette ville à l’occasion d’un permis d’études.

La carrière du juge Garzón, qui a toujours lutté à travers de nombreuses procédures contre le trafic de drogues, le terrorisme, la corruption politique et économique, et pour la répression des crimes internationaux, est en partie la raison pour laquelle il s’est attiré les foudres de personnes issues de divers milieux politiques et sociaux. Le rôle médiatique qu’il a joué pendant sa carrière, que de nombreuses personnes considèrent excessif, et qui a fait qu’il est apparu sur la scène internationale pratiquement comme le seul juge de l’Audience Nationale, explique pourquoi il est également largement critiqué dans les milieux judiciaires.

Ceci dit, il est également vrai que Baltasar Garzón semble être victime d’une opération organisée essentiellement dans le cadre d’une affaire qu’il a menée sur les suites de la guerre civile espagnole. On estime que plus de 100.000 personnes ont disparu pendant la guerre civile et la dictature franquiste qui a suivi. C’est ce qu’ont rappelé des milliers de personnes qui ont participé le 24 avril 2010 aux concentrations et manifestations organisées dans toute l’Espagne par différentes organisations sociales pour dénoncer « l’impunité » du franquisme et pour exprimer leur soutien au juge Baltasar Garzón.

Depuis 2006, plusieurs associations ont porté plainte auprès de l’Audience Nationale au sujet du plan d’élimination systématique des opposants politiques par la torture, les exécutions et les disparitions forcées, pendant la guerre civile et la dictature. L’affaire a été attribuée au tribunal du juge Garzón qui, le 16 octobre 2008, s’est déclaré compétent pour enquêter sur les délits permanents d’arrestation illégale dans le cadre de crimes contre l’humanité commis en Espagne. Le procureur interjeta un recours en appel contre cette décision auprès de la Salle des affaires pénales de l’Audience, recours qui fut admis au mois de novembre de la même année.

Entretemps, et au vu de la réception des certificats de décès des personnes concernées par la procédure, en novembre 2008, le juge se retira de l’enquête à la faveur des tribunaux territoriaux des juridictions dans lesquelles seraient localisées les fosses communes abritant les dépouilles des corps des victimes.

Le 26 mai 2009, le Tribunal Suprême a admis une procédure contre Baltasar Garzón présentée par les organisations d’extrême droite Manos Limpias et Falange Española pour prévarication par le fait de s’être déclaré compétent dans cette enquête. Par un arrêt du 7 avril 2010 du juge d’instruction Luciano Varela, le Tribunal a estimé qu’il convenait de poursuivre la procédure pour délit de prévarication contre Baltasar Garzón, le recours du juge ayant été rejeté en septembre de cette même année.

Enfin, le 14 mai 2010, le Conseil Général du Pouvoir Judiciaire (CGPJ) décida, par mesure de précaution, de suspendre de ses fonctions Baltasar Garzón, après la décision du magistrat Luciano Varela, le 12 mai, d’ouvrir le procès contre le juge Garzón. Cette suspension sera en vigueur au moins tant que le Tribunal n’aura pas tranché sur la culpabilité ou l’innocence du juge, qui est accusé de prévarication. Parallèlement, le CGPJ a admis une demande présentée par Baltasar Garzón pour son transfert temporaire auprès du Tribunal pénal international de La Haye en tant que conseiller du Parquet.

La loi d’amnistie 46/1977 du 15 octobre 1977 a mis fin aux enquêtes et au fait de pouvoir exiger toute responsabilité pour les crimes du franquisme.

L’arrestation illégale et la disparition forcée peuvent être considérées de manière raisonnable comme des délits qui ne prescrivent pas, et dont l’acte peut être apparenté à un délit de tortures pour la famille, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui pourrait aller à l’encontre des arguments de la possible prescription des délits et de l’applicabilité temporaire de l’amnistie

De plus, le droit international général n’admet plus l’amnistie pour les crimes internationaux les plus graves comme le sont les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité ; c’est en ce sens que s’est prononcé le Comité des droits de l’homme de l’ONU, qui a considéré que les amnisties relatives aux violations graves des droits de l’homme sont incompatibles avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. Le Comité en a décidé ainsi pour d’autres cas relatifs au Niger, à la République du Congo, à l’Uruguay, au Salvador, à l’Argentine, au Pérou, à la France (au sujet de la Nouvelle Calédonie) et au Chili. Et tout particulièrement dans le cas de l’Espagne, le Comité s’est prononcé en 2009 et a affirmé que l’Espagne devrait envisager la dérogation à la loi d’amnistie de 1977. On pourrait citer ici d’autres décisions et arrêts allant dans le même sens de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (depuis l’arrêt de 2001 dans le cas Barrios Altos c. Pérou), de la Cour pénale internationale pour l’ancienne Yougoslavie, de la Cour spéciale pour la Sierra Leone, de la Cour européenne des droits de l’homme ou de tribunaux nationaux comme la Cour constitutionnelle de Colombie, la Cour suprême de justice du Pérou, la Cour suprême d’Argentine ou la Cour suprême de justice d’Uruguay.

Il est à déplorer que le manque de volonté politique et l’incapacité des différents gouvernements de la démocratie espagnole aient empêché non seulement une enquête en profondeur sur les responsabilités pénales pour les crimes du franquisme, mais surtout le simple recours aux moyens publics pour garantir aux victimes le droit de connaître la vérité sur le sort des disparus. Et cela est en flagrante contradiction avec la pratique judiciaire espagnole en matière de compétence universelle pour la poursuite de ces mêmes crimes commis à l’étranger.

Dans ce contexte, la décision du Tribunal Suprême de juger Baltasar Garzón, dans le cadre d’une affaire complexe et discutable sur le plan juridique, et par conséquent se prêtant mal à l’existence de prévarication, semble se résumer à une décision qui répond à des motifs politiques, ignorant de manière délibérée le droit international, sans aucune sensibilité pour les victimes et leurs droits et, en définitive, qui traduit les positions idéologiques des parties plaignantes.

Votre point de vue

  • denis luminet
    denis luminet Le 31 octobre 2010 à 14:47

    Interrogations :
    Y a-t-il en Espagne un organe (p.ex. Cour Constitutionnelle)
    chargé d’arbitrer entre la loi d’amnistie de 1977 et le principe
    d’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ?
    Que se passerait-il en Belgique dans un cas similaire ?

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Antoni Pigrau Solé


Auteur

Professeur de droit international public à l’Universitat Rovira i Virgili (Tarragone, Espagne)

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