Le législateur et la Cour constitutionnelle au secours des justiciables trop confiants : l’effet « flash back » de la loi du 25 juillet 2008

par Valéry Vander Geeten - 21 mars 2011

La Cour constitutionnelle a récemment rendu un arrêt intéressant à propos de la loi du 25 juillet 2008 qui accorde au recours en annulation devant le Conseil d’Etat, à l’instar de la citation devant un juge judiciaire, un effet interruptif de la prescription (arrêt n° 3/2011 du 13 janvier 2011 ).

Voici un commentaire de cet arrêt, qui permet d’apercevoir les effets d’une situation liée à l’existence de plusieurs types de juridictions dans notre pays, amenées pourtant à traiter successivement de questions analogues.

1. Les actions devant les juges judiciaires doivent être introduites dans un certain délai, variable selon les matières, après la publication ou la notification de l’acte administratif en cause ; c’est ce que l’on appelle la prescription de l’action civile.

Or, un acte administratif peut donner lieu à la fois à un recours devant le Conseil d’État, pour en obtenir l’annulation, et à un recours civil, le plus souvent pour demander une indemnisation en raison du dommage causé par cet acte. Et il est plus aisé de bénéficier d’une indemnisation lorsque l’acte en question a été préalablement annulé par le Conseil d’État, ce qui explique que beaucoup de personnes sont tentées d’attendre l’arrêt d’annulation avant d’introduire l’action civile devant le juge judiciaire.

Avant la loi dont nous allons parler, certains tribunaux considéraient que la procédure en annulation devant le Conseil d’État, souvent fort longue, n’interrompait pas ou ne suspendait pas le délai de prescription devant eux, qui avait donc continué à courir. Or, ce délai était souvent expiré lorsque l’arrêt du Conseil d’État était rendu et qu’était venu le temps d’agir devant les tribunaux civils.

Précisons toutefois que tous les tribunaux civils n’étaient pas sur la même longueur d’ondes et que certains admettaient l’effet interruptif d’un recours en annulation devant le Conseil d’État. Les juristes (ce que l’on appelle « la doctrine ») étaient également divisés sur cette question. La Cour de cassation a mis fin à cette controverse en tranchant, par un arrêt du 16 février 2006, en faveur de la thèse la plus rigoureuse : le recours en annulation, selon elle, n’interrompt pas la prescription civile, qui suit donc son cours pendant le déroulement de la procédure devant le Conseil d’État.

En conséquence, si les intéressés n’avaient pas pris la précaution d’introduire à titre conservatoire une action civile immédiatement ou rapidement après l’introduction du recours en annulation devant le Conseil d’État, leur action en dommages et intérêts était déclarée prescrite par les juges civils saisis après le prononcé de l’arrêt du Conseil d’Etat.

La loi du 25 juillet 2008 tente de remédier à cette situation : elle reconnaît au justiciable qui a obtenu l’annulation d’un acte administratif devant le Conseil d’Etat le bénéfice de l’interruption du délai de prescription de l’action en dommages et intérêts liée à la faute du pouvoir public.

2. Toutefois, le législateur a donné à la loi un champ d’application très large dans le temps. L’effet interruptif est en effet étendu à tous les recours en annulation introduits avant son entrée en vigueur (le 1er septembre 2008), pour autant que la prescription de l’action n’ait pas déjà été constatée par une décision de justice non encore susceptible de recours.

Concrètement, certaines actions en responsabilité contre des pouvoirs publics considérées comme prescrites redeviennent donc rétroactivement possible.

Imaginons par exemple un particulier qui introduit un recours en annulation contre une illégalité commise par un pouvoir public en 2001 mais attend l’issue de la procédure devant le Conseil d’Etat en 2007 avant d’introduire une action en responsabilité devant les tribunaux civils.

Avant le 1er septembre 2008, date d’entrée en vigueur de la nouvelle loi, son action en dommages et intérêts était prescrite à défaut d’avoir introduit une action judiciaire durant la procédure au Conseil d’Etat.
Depuis le 1er septembre 2008, la nouvelle loi lui permet, tel un « flash back », d’introduire à nouveau une action civile puisque le délai de prescription de son action est recalculé à partir de la date de l’arrêt d’annulation, soit dans l’exemple en 2007.

3. Saisie d’un litige où le pouvoir public critiquait justement l’effet rétroactif de cette disposition, la Cour d’appel de Bruxelles a interrogé la Cour constitutionnelle sur la constitutionnalité du procédé au regard essentiellement des principes d’égalité, de sécurité juridique et de non-rétroactivité des lois.

La Cour d’appel s’interrogeait sur le point de savoir s’il était conforme à la Constitution de traiter de manière identique les justiciables ayant obtenu un arrêt d’annulation en temps utile pour introduire une action en responsabilité et les justiciables ayant obtenu un arrêt d’annulation au-delà du délai de prescription.

La Cour constitutionnelle a rappelé à juste titre que « la non-rétroactivité des lois est une garantie qui a pour but de prévenir l’insécurité juridique. Cette garantie exige que le contenu du droit soit prévisible et accessible, de sorte que le justiciable puisse prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences d’un acte déterminé au moment où cet acte est accompli. La rétroactivité peut uniquement être justifiée lorsqu’elle est indispensable pour réaliser un objectif d’intérêt général ».

La rétroactivité ne peut donc se justifier que dans des circonstances exceptionnelles ou pour des motifs impérieux d’intérêt général, notamment lorsqu’elle est susceptible d’influencer dans un sens déterminé l’issue de procédures judiciaires.

4. En l’espèce, la Cour a confirmé ses arrêts précédents (n° 202/2009 et n° 31/2010) selon lesquels l’insécurité juridique liée à la controverse en doctrine et en jurisprudence sur l’effet interruptif du recours en annulation (on a vu en effet au début de l’article que les juges et les juristes étaient divisés sur ce point) constituait une circonstance particulière justifiant la rétroactivité de la loi.

En outre, la Cour va rejeter la distinction proposée entre, d’une part, les personnes concernées par un arrêt du Conseil d’Etat prononcé dans le délai de prescription, et, d’autre part, celles concernées par un arrêt du Conseil d’Etat prononcé au-delà du délai de prescription dès lors que l’objectif du législateur était de traiter de manière identique toutes les personnes qui pensaient légitimement que la durée de la procédure devant le Conseil d’Etat interrompait ou suspendait la prescription.

5. Il y a toutefois une limite à ne pas franchir, liée à un autre principe fondamental que la Cour constitutionnelle a souvent rappelé : une loi ne peut pas remettre en cause une décision judiciaire définitivement acquise. En conséquence, si, avant la nouvelle loi, un juge civil, se fondant sur l’ancienne jurisprudence, a jugé une action civile prescrite en raison de l’absence d’effet interruptif de la procédure devant le Conseil d’État, ce jugement est définitif, sous réserve de l’exercice des voies de recours encore pendantes : si toutes les voies de recours ou les délais pour les exercer sont épuisés, la décision judiciaire ne pourra plus être remise en cause et sera donc qualifiée comme étant « coulée en force de chose jugée ».

Le « flash back » de la loi nouvelle ne peut réveiller cette situation ; il ne permet qu’à des procédures civiles en cours d’être « sauvées ».

6. On peut saluer la sagesse de la position de la Cour constitutionnelle, qui valide l’effet rétroactif de l’interruption de l’action civile. De manière équilibrée, les justiciables victimes de ce qui fut pendant longtemps une lacune de notre système juridique peuvent introduire une action en dommages et intérêts, sans pour autant porter atteinte aux décisions judiciaires devenues définitives.

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Valéry Vander Geeten


Auteur

Avocat
Assistant à l’Université libre de Bruxelles

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