Les mesures conservatoires décidées par la Cour internationale de Justice (Ukraine c. Russie)

par Éric David - 24 avril 2022

La Cour internationale de Justice vient de prononcer d’importantes mesures conservatoires à l’encontre de la Russie dans le cadre de la guerre que celle-ci mène en Ukraine. Un récent article d’Éric David, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles et président du Centre de droit international de la même Université, a fait le point sur Justice-en-ligne sur les actions judiciaires menées par l’Ukraine pour faire valoir ses droits.

C’est une de ces actions qui a abouti à ce premier résultat devant la Cour internationale de Justice.

Le même auteur nous présente l’ordonnance contenant ces mesures conservatoires.

1. Comme l’Ukraine l’avait demandé en saisissant la Cour internationale de Justice (CIJ) le 27 févier 2022 (voir sur ce site, « La guerre en Ukraine et les recours juridictionnels en droit international » , §§ 3 à 6), la Cour vient de rendre, le 16 mars dernier, une ordonnance indiquant des mesures conservatoires dans l’affaire appelée par la CIJ « Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ».

2. Par 13 voix contre 2 (les juges russe et chinois), la Cour demande à la Fédération de Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » et de « veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires visées […] ci-dessus » (ordonnance de la Cour , § 86). À l’unanimité, la Cour dit aussi que « [l]es deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile ».

3. Juridiquement, cette ordonnance est intéressante quant à la compétence de la CIJ, à ce stade de l’affaire (I) et quant à la détermination de l’objet du différend (II).

I. La compétence de la CIJ

4. Selon une jurisprudence constante, la Cour n’indique des mesures conservatoires que si :
 la Cour est compétente prima facie (à première vue) ;
 les droits de la partie requérante sont plausibles ;
 les droits en litige risquent de faire l’objet d’un préjudice irréparable et s’il y a urgence.

5. La Cour n’est compétente que s’il existe bien un différend entre les parties, différend qui doit se manifester par des déclarations ou des échanges contradictoires entre les parties.

Pour la Cour, tel est bien le cas ; elle dit en effet ceci :

« Les déclarations émanant des organes de l’État et de hauts responsables des deux Parties indiquent l’existence entre elles d’une divergence de vues sur la question de savoir si certains actes qui auraient été commis par l’Ukraine dans les régions de Donetsk et de Louhansk sont constitutifs de génocide et emportent donc violation des obligations incombant à cet État au titre de la convention sur le génocide, et si l’emploi de la force par la Fédération de Russie dans le but affiché de prévenir et de punir un prétendu génocide est une mesure qui peut être prise en exécution de l’obligation de prévenir et de punir énoncée à l’article premier de la convention. Du point de vue de la Cour, les actes dont la demanderesse tire grief semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide » (ordonnance, § 45).

6. Il faut aussi que les droits que la partie requérante demande de sauvegarder soient « plausibles ».

La Cour répond par l’affirmative tout en rappelant qu’il ne s’agit pas d’une appréciation définitive, laquelle n’interviendra que quand la Cour se prononcera sur le fond du différend (ordonnance, § 50). Il ne s’agit donc pas d’un fumus boni juris (formule que l’on trouve parfois dans la jurisprudence de la Cour européenne de Justice de l’Union européenne), qui indiquerait une présomption de validité de la thèse défendue par une partie même si on en est proche.

7. Sans surprise, la Russie a fait défaut à l’instance.

Conformément à sa jurisprudence, la Cour a dit que la non-comparution de la Russie, pour regrettable qu’elle fût, ne faisait pas obstacle au prononcé de mesures simplement conservatoires sans préjudice de sa décision finale (ordonnance, § 23).
La Russie s’est bornée, par l’entremise de son ambassade à La Haye, à adresser une lettre à la Cour disant que celle-ci n’était pas compétente (ordonnance, § 16) sans expliquer pourquoi elle estimait que la Cour était incompétente.

Or, la Russie aurait pu alléguer, par exemple, que l’Ukraine recherchait un jugement purement déclaratoire puisque cette dernière demandait à la Cour de dire que les accusations de la Russie étaient infondées. C’était en quelque sorte demander à la Cour de rendre un jugement sans effet pratique pour les parties, c’est-à-dire de faire de l’art pour l’art, alors que, conformément à sa jurisprudence, la Cour ne donne pas suite à ce type de demande (cfr. Cameroun septentrional, 1963, et Essais nucléaires, 1974).

En fait, l’Ukraine avait, d’une certaine manière, prévenu ce type d’exception (une « exception » est une réponse donnée par une partie qui se défend dans le cadre d’une action en justice) en disant, dans sa requête introductive d’instance, que l’accusation de génocide était le fondement de l’action militaire de la Russie en Ukraine :

« l’‘opération militaire spéciale’ annoncée et mise en œuvre par la Fédération de Russie à compter du 24 février 2022 est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide » (ordonnance, § 2, d).
C’est un point sur lequel on reviendra ci-dessous, sous les paragraphes 10 et suivants.

8. La demande en indication de mesures conservatoires doit aussi permettre d’éviter d’urgence qu’un « préjudice irréparable » ne soit causé aux droits des parties.
La Cour estime que ce critère est rempli eu égard à l’opération militaire en cours et aux graves conséquences qui en découlent pour les personnes, les biens et
l’environnement :

« La Cour considère que le droit de l’Ukraine qu’elle a jugé plausible […] est d’une nature telle qu’un préjudice qui lui serait porté pourrait se révéler irréparable. En effet, toute opération militaire, en particulier de l’envergure de celle menée par la Fédération de Russie sur le territoire ukrainien, cause inévitablement des pertes en vies humaines, des atteintes à l’intégrité physique et mentale, et des dommages aux biens et à l’environnement » (ordonnance, § 74).

9. Sans se prononcer définitivement sur sa compétence – elle le fera lorsqu’elle jugera le fond de l’affaire –, la Cour juge donc qu’a priori elle semble compétente et qu’elle peut indiquer à ce stade du différend des mesures conservatoires sans préjudice de ce qu’elle dira au fond.

Il est intéressant de constater que de simples déclarations – l’accusation d’un génocide entrepris par l’Ukraine – peuvent servir de fondement à la compétence de la Cour à ce stade préliminaire de l’affaire et que des mots peuvent fonder une compétence contentieuse parce qu’ici ils sont à l’origine d’une véritable guerre, ce qui conduit à se demander si cette guerre peut être l’objet d’un litige sur « l’interprétation » et « l’application » de la Convention du 9 décembre 1948 ‘pour la prévention et la répression du crime de génocide’, qui n’a pourtant pas été évoquée par la Russie (ci-dessous).

II. La détermination de l’objet du différend

10. L’objet exact du différend porté à la CIJ par l’Ukraine est, selon la requête formulée par cette dernière, de dire et juger :
 d’une part « que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues ‘République populaire de Donetsk’ et ‘République populaire de Louhansk’, le 22 février 2022, est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide » (texte de la requête reproduit dans l’ordonnance, § 2, c) ;
 d’autre part « que l’‘opération militaire spéciale’ annoncée et mise en œuvre par la Fédération de Russie à compter du 24 février 2022 est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide » (texte de la requête reproduit dans l’ordonnance, § 2, d).

11. Autrement dit, l’Ukraine invoque les accusations génocidaires prononcées par Poutine pour que la Cour en reconnaisse le caractère fantaisiste et affirme l’illégalité de l’action militaire russe contre l’Ukraine, ce qui semble aller plus loin qu’un différend limité à « l’interprétation » et « l’application » de la Convention de 1948.

12. Or, d’emblée, la Cour n’a pas hésité à emprunter le chemin ouvert par l’Ukraine en se référant, d’un côté, aux obligations de la Charte des Nations Unies, d’un autre côté, aux conséquences militaires des accusations de Poutine :

« Les actes entrepris par les parties contractantes pour ‘prévenir et ... punir’ un génocide doivent être conformes à l’esprit et aux buts des Nations Unies, tels qu’énoncés à l’article 1 de la Charte des Nations Unies. […] La Cour ne peut rendre une décision sur les prétentions de la Partie demanderesse que si l’affaire vient à être examinée au fond. Au stade actuel de la procédure, il suffit d’observer que la Cour ne dispose pas d’éléments de preuve étayant l’allégation, par la Fédération de Russie, qu’un génocide aurait été commis sur le territoire ukrainien. En outre, il est douteux que la convention, au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué (ordonnance, §§ 58 et suivants).

13. La Cour prend-elle des libertés avec les termes de l’article IX de la Convention de 1948, qui dispose que

« [l]es différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide […], seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une Partie au différend » ?

Autrement dit, la CIJ ne va-t-elle pas au-delà des compétences qui lui sont conférées par cet article IX en ne se limitant pas à la Convention de 1948 sur le génocide et en portant des appréciations sur les obligations de la Russie au regard de la Charte des Nations Unies et sur les conséquences militaires des accusations lancées par Poutine ?

Le soutenir serait faire preuve d’un formalisme aussi étroit qu’étriqué et non conforme avec l’esprit d’une convention qui, dans son préambule, se prévaut de « l’esprit et [des] fins des Nations Unies » et qui ajoute « que pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux [que le crime de génocide] la coopération internationale est nécessaire » (Convention de 1948, préambule, premier et troisième considérants).

En inscrivant la Convention dans les buts de la Charte des Nations Unies et dans les exigences de « la coopération internationale », la Cour restera donc bien dans les limites de la Convention lorsqu’elle se prononcera sur la légalité de l’intervention russe en Ukraine comme son ordonnance le laisse entendre.

En conclusion

14. Même s’il ne s’agit que d’une décision interlocutoire (c’est-à-dire provisoire, dans l’attente d’un arrêt sur le fond de l’affaire), celle-ci est positive pour l’Ukraine.
Comme on l’a déjà dit dans l’article précédemment consacré sur Justice-en-ligne à la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, elle ne risque guère de troubler la Russie mais elle reste un apport important à la vérité historique ce conflit.

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Éric David


Auteur

Professeur émérite de droit international de l’Université libre de Bruxelles
Président du Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles

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