Nous avons lu : Patrice Spinosi, Menace sur l’État de droit

par Jérémie Van Meerbeeck - 3 novembre 2025

Justice-en-ligne, depuis plus de quinze ans, s’efforce d’expliquer la Justice au grand public et les enjeux de son fonctionnement sur le traitement des grandes questions qui traversent les débats sociétaux de l’actualité. Il le fait dans une perspective de défense des valeurs de la démocratie, des droits humains et de l’État de droit.
Sur ces questions, le récent ouvrage de Patrice Spinosi, Menace sur l’État de droit, vient à son heure. Son auteur est avocat français au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Il intervient régulièrement devant les plus hautes juridictions françaises et européennes.
Jérémie Van Meerbeeck, conseiller à la Cour d’appel de Bruxelles, professeur invité à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, a lu l’ouvrage et nous le présente.

1. « L’État de droit a un défaut, il n’est pas facile à définir ». C’est par ces mots que s’ouvre le récent ouvrage de Patrice Spinosi, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État français.
Ces mots capturent bien une des difficultés du concept. En effet, comme l’écrivait Nicolas Boileau, ne « s’énonce clairement » que ce qui « se conçoit bien » et, si les mots pour dire l’État de droit n’arrivent pas si aisément, c’est sans doute parce que le commun des mortels peine à en percevoir le sens, et donc l’importance.
Or, ce principe fait l’objet de menaces partout dans le monde (ce qui n’est pas nouveau), y compris dans nos démocraties occidentales (ce qui l’est davantage).
L’analyse de cette menace constitue l’objet de ce livre dont on ne peut que recommander la lecture dès lors qu’il est rédigé dans des termes clairs et didactiques et fourmille d’exemples tirés de la pratique de cet éminent juriste.
L’angle français n’est nullement rédhibitoire : outre le fait que l’auteur a adopté – sacrilège au regard des canons de nos voisins – un plan en trois parties, il étend son investigation au-delà de l’hexagone et les éléments qu’il met en avant sont, malheureusement, en grande partie transposables à notre situation.

2. La première partie embraie sur la question essentielle : pourquoi défendre l’État de droit ? L’auteur souligne à juste titre que ce principe est « intimement lié à celui de démocratie » (p. 21). Il s’agit, en réalité, d’une condition de possibilité de la démocratie, pour autant qu’on accepte que celle-ci n’est pas qu’un régime de décision majoritaire mais renvoie à l’idée d’un « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » (p. 21).
Or, pour que tout le peuple soit protégé, il est indispensable que le pouvoir soit contraint par certains principes non-négociables qui sont inhérents à la notion d’État de droit, comme la séparation des pouvoirs (et l’exigence corrélative d’indépendance des tribunaux) et la hiérarchie des normes (qui impose de respecter les droits individuels protégés par des règles supérieures, comme la Constitution ou la Convention européenne des droits de l’homme). Il en résulte, certes, « une limite à l’expression de la souveraineté populaire », mais celle-ci s’impose pour protéger la démocratie « d’éventuelles dérives d’instrumentalisation d’une majorité ponctuelle » et pour garantir « le respect des intérêts du corps social » (pp. 25 et 26).

3. Patrice Spinosi fait ensuite fait le point sur les « assauts » populistes contre l’État de droit, qui participent à l’émergence des démocraties dites « illibérales ».
Le critère principal du populisme est d’être un discours de « dénonciation des élites perçue comme la source de tous les maux » (p. 81), alors que l’illibéralisme « se définit comme une remise en cause des normes qui constituent notre État de droit, ainsi qu’un rejet plus général des valeurs de progrès sociétal et de liberté individuelle qui caractérisent le libéralisme au sens premier du terme » (pp. 81 et 82).
Sont ainsi passées en revue les situations en Russie (« aux sources de l’illibéralisme »), en Hongrie (« modèle d’une démocratie illibérale européenne »), en Pologne (qui connaît un « sursaut démocratique après dix années d’illibéralisme »), aux États-Unis (« aux portes d’un basculement autoritaire »), en Italie (« laboratoire d’une tentation illibérale française ») ou au Venezuela (qui confirme que l’extrême droite n’a pas le monopole de cette dérive).

4. La deuxième partie envisage les conséquences qu’aurait, en France, la prise de pouvoir par un parti populiste, et ce, dans l’état de la législation actuelle ou en imaginant des réformes futures.
En ce qui concerne l’état actuel du système juridique, l’auteur estime que le « risque d’une atteinte massive » aux droits se trouve déjà en germe dans la législation française, pointant les états d’urgence dus à la crise sécuritaire, puis sanitaire, qui ont « laissé des traces durables » dans cette législation, notamment en matière d’antiterrorisme, de droit des étrangers, de contrôle social et de surveillance ou de liberté de la presse.
Il dénonce également le non-respect par les autorités étatiques des décisions de justice, qui révèle une « stratégie politique assumée : remettre en cause l’autorité des juges en invoquant une prétendue volonté populaire [...] » (p. 110). Nul besoin d’être un éminent juriste pour comprendre que, dans une plus ou moins grande mesure, le même constat pourrait être opéré en Belgique. Ainsi, dans son rapport annuel de 2023 (p. 11), l’Institut fédéral belge des droits humains indiquait que « la plus grave violation actuelle de l’État de droit est sans conteste la non-exécution des décisions de justice par les autorités belges ». La Commission européenne a fait état à plusieurs reprises de ses inquiétudes en la matière et dénoncé récemment les progrès limités réalisés par la Belgique. Justice-en-ligne a consacré plusieurs articles à cette situation (voir notamment : Émilie Van Hove, « Le recouvrement forcé des astreintes dues par Fedasil : la saga se poursuit »).

5. Le premier enseignement des réflexions de Patrice Spinosi est que, pour « débuter son travail de sape de l’État de droit », un gouvernement illibéral n’a pas d’emblée besoin « d’engager le combat politique épineux des réformes d’envergure ou de la révision constitutionnelle » (p. 140). Il s’agit pour un tel gouvernement, et comme le cas hongrois l’a montré de conserver « l’apparence de la légalité » en évoluant « dans une structure démocratique existante qu’il modifie en prenant soin de respecter les formes, tout en trahissant l’esprit » (p. 44) et en recourant aux régimes dérogatoires de droit commun, comme l’état d’urgence ou de crise.
Voilà évidemment ce qu’il faut absolument retenir : le glissement hors de l’État de droit ne prend généralement pas la voie de la révolution ou de la prise de pouvoir violente par un parti illibéral : il s’agit généralement d’une arrivée au pouvoir par le biais légitime de l’élection, gagnée le plus souvent à l’aide d’un discours populiste.

6.Ce n’est que dans un second temps que le gouvernement illibéral entame des réformes plus radicales, une fois « sa puissance instaurée et sa position affermie » (p. 140).
On assiste alors à ce que Mireille Delmas-Marty a appelé la « spirale de l’exception » : les mesures prises sous couvert de l’urgence se normalisent pour être ensuite étendues à d’autres secteurs. Me Spinosi envisage dans son ouvrage, sur le plan des réformes possibles, ce que pourrait donner l’arrivée au pouvoir d’un parti populiste en partant de propositions de réforme présentes dans le programme électoral du Rassemblement national (RN) ou de la France insoumise (LFI) et ce, dans les domaines déjà évoqués (droit des étrangers, contrôle social, liberté de la presse).

7. La troisième partie part de la phrase attribuée à l’auteur romain Végèce : « Si tu veux la paix, prépare la guerre ».
Pour lui, le constat est sombre : « La dérive populiste est fermement installée en France, et le risque est réel de voir notre pays y succomber à court ou à moyen terme » (p. 157).
Il propose deux pistes pour préserver la paix sociale : d’une part, cesser d’affaiblir l’État de droit (notamment en arrêtant d’abuser des dispositifs d’exception) et, d’autre part, raffermir l’État de droit en fondamentalisant les droits essentiels (comme le droit au secret des sources des journalistes), en fortifiant les contrepouvoirs institutionnels, en garantissant le pluralisme des médias, en préservant l’indépendance des autorités administratives et en sécurisant l’indépendance des juridictions.

8. Aux « enfants gâtés de la liberté » que nous sommes devenus (p. 16), Patrice Spinosi rappelle que les premiers mois du mandat de Donald Trump sont « riches d’enseignements sur la fragilité des libertés fondamentales » (p. 66), que, si l’ordre juridique européen a, dans le cas de la Pologne, « démontré son efficacité réelle », celle-ci reste « imparfaite » (p. 55) et, enfin, que c’est à « la démocratie libérale et son État de droit » que nous devons la paix que nous connaissons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (p. 201).
On ne pourra pas dire que nous n’avons pas été prévenus...

9. On consultera une interview audiovisuelle que l’auteur a consacrée le 30 juin 2025 au thème de l’État de droit sur le site français Sismique : « 152. État de droit : comment les démocraties déraillent ».
Patrice Spinosi, Menace sur l’État de droit, Paris, Allary Éditions, 2025, 242 pp.

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