Quand le non-transfert d’un détenu vers l’audience du tribunal appelé à le juger rend les poursuites irrecevables…

par Pauline Leloup - 2 janvier 2025

Photo @ PxHere.com

Récemment, la presse s’est emparée d’une décision judiciaire inédite : le 31 octobre 2024, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a déclaré les poursuites irrecevables à l’encontre d’un jeune homme comparaissant pour des faits de vol, en raison de non-comparution devant le juge suite à des problèmes organisationnels. Il s’agit d’un véritable précédent, prononcé le jour d’Halloween, qui en fera certainement frissonner plus d’un.
Pauline Leloup, avocate au barreau de Bruxelles, nous présente ce jugement.

1. La 68e chambre correctionnelle du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a très récemment déclaré les poursuites irrecevables à l’encontre d’un jeune homme de dix-neuf ans. Celui-ci était cité devant la juridiction pour trois faits de vol.
Incarcéré à la prison de Malines, il n’a jamais été extrait par le service de police chargé de son transfert. La cause a donc été remise à plusieurs reprises afin de permettre au prévenu de comparaitre en personne devant le Tribunal. Cependant, malgré les demandes expresses et explicites du Ministère Public, le prévenu n’a jamais été extrait.
Son avocat a dès lors avancé que son droit au procès équitable avait été entaché et que les poursuites à son encontre devaient être déclarées irrecevables.
Le 31 octobre 2024, le Tribunal lui a donné raison.

I. Un acteur policier peu connu mais essentiel au bon exercice de la justice : la DAB

2. Le présent article n’a pas pour objectif de revenir sur le rôle de chacun des protagonistes lors des audiences, mais de mettre la lumière sur un rouage peu visible mais pourtant essentiel au bon fonctionnement des procès correctionnels : les policiers assurant le transfert des détenus.
La Direction de la sécurisation (DAB) est un service de la Direction Générale de la Police Administrative Fédérale. Il a été créé en 2017. Une de ses principales missions est d’assurer le transfert des détenus devant les tribunaux et la police des cours et tribunaux, c’est-à-dire le bon ordre des audiences.
Il est chargé par ailleurs de sécuriser des sites sensibles (aéroport de Bruxelles national, centrales nucléaires, etc.).

3. En raison notamment de l’ouverture de la prison de Haren, de l’organisation de grands procès, etc. la DAB fait face à une augmentation considérable de sa charge de travail sans pour autant avoir vu son personnel renforcé. Il semble même que celui-ci n’a jamais été au compet et que de nombreuses places demeurent vacantes en son sein.
Il en découle qu’un certain nombre de missions ne sont pas effectuées, ou pas efficacement, et c’est tout le système judiciaire qui en pâtit. La décision commentée n’en serait donc qu’un exemple, mais ô combien emblématique.

II. Le raisonnement du Tribunal

4. La première audience dans le dossier commenté s’est tenue le 19 septembre 2024. Lors de celle-ci, le Ministère Public, chargé de faire les demandes d’extraction, a produit un courriel du service planning de la DAB pour justifier de l’absence du prévenu détenu à l’audience.
Ce courriel indiquait que, les capacités de la DAB et de ses services d’appui étant épuisées, ils ne seraient pas en mesure d’effectuer la mission de transfert du détenu. Par ailleurs, il indique également que, si la comparution personnelle du prévenu ressort d’une « nécessité absolue » (sic), le Ministère Public est alors invité à leur notifier cette information, de toute urgence, afin que la mission monte en priorité.

5. Le 19 septembre 2024, le Tribunal a remis l’examen de la cause, à l’audience du 3 octobre 2024, afin que le prévenu puisse comparaitre personnellement.
En amont de cette audience du 3 octobre, le Ministère Public a suivi les consignes de la DAB et fait la demande expresse que le détenu soit « ABSOLUMENT […] extrait pour l’audience ».
Ce dernier n’a toutefois pas été transféré au Palais de justice. La prison avait pourtant accusé bonne réception de la demande du Ministère Public.

6. Lors de l’audience du 3 octobre, le Tribunal a une nouvelle fois remis l’examen de l’affaire, au 17 octobre 2024, et a désigné un avocat d’office afin d’assister le prévenu.
Finalement, à cette audience du 17 octobre, le prévenu n’ayant toujours pas été extrait, son avocat a plaidé que son droit au procès équitable avait été irrémédiablement entaché et que les poursuites devaient être déclarées irrecevables.

III. En filigrane : un rappel fondamental quant au droit au procès équitable

7. Si le grand public pourrait être surpris par un tel argument, il est en réalité tout à fait sensé et primordial.
En effet, certains droits sont qualifiés de « fondamentaux ». Ils sont consacrés et précisés dans des normes internationales ou européennes et doivent être respectés par tous les États les ayant ratifiées, ces derniers ne pouvant y déroger.
Ainsi, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme consacre le droit au procès équitable. Il précise que toute personne citée devant un tribunal a le droit d’assister personnellement aux débats et de s’expliquer quant aux faits qui lui sont reprochés.
La Cour européenne des droits de l’homme, chargée de se prononcer sur la portée des articles de la Convention précitée, a déjà eu l’occasion d’insister sur la présence personnelle d’un prévenu en rappelant qu’il s’agit d’un élément essentiel à l’audience pénale (voir par exemple les arrêts suivants de la Cour européenne : Dondarini c. Saint-Marin, 6 juillet 2004, rendu à l’unanimité, § 26 ; Hermi c. Italie, 28 juin 2005, § 34).
Son raisonnement est le suivant : la participation personnelle au procès découle du principe du contradictoire et du droit de se défendre soi-même devant les juridictions. Il n’est donc pas possible d’en faire l’économie.

8. Dans le cas d’espèce, le Tribunal a constaté que, le prévenu étant détenu, son droit à la comparution personnelle dépend nécessairement d’une intervention étatique. Il en est arrivé au constat que les droits de la défense du détenu avaient été irrémédiablement violés, pour des motifs totalement extérieurs à sa volonté et uniquement liés à une question d’organisation.
Un point doit cependant être souligné : ce sont les « manquements successifs » qui ont emporté la violation irrémédiable des droits de la défense du prévenu. Ainsi, suivant le raisonnement du Tribunal, c’est la persistance d’un problème organisationnel qui semble bien avoir eu une influence sur la décision qu’il a prononcée.

IV. Le manque de moyens dans la police comme entrave au fonctionnement judiciaire

9. Le Tribunal a souligné un élément essentiel dans sa décision : ce sont les manquements successifs qui ont entrainé la violation des droits de la défense.
Or, la Police Fédérale fait face à un cruel manque de moyens financiers et humains, qui entraine évidemment des problèmes organisationnels depuis maintenant plusieurs années. Plus spécifiquement, 307 postes au sein de la DAB seraient actuellement vacants d’après la Ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden.
L’insuffisance de financement de la Justice et des acteurs connexes, dont la police, n’est donc pas qu’un sujet de débat politique. Son impact est réel sur le fonctionnement-même des cours et tribunaux.
Dans ce contexte de sous-financement chronique, la Justice se voit confrontée au risque de bafouer malgré elle des droits fondamentaux.
Il est heureux que le Tribunal ait priorisé le caractère fondamental et essentiel de l’un d’entre eux : le droit au procès équitable.

Votre point de vue

  • Georges-Pierre Tonnelier
    Georges-Pierre Tonnelier Le 3 janvier à 12:58

    Je ne peux que saluer la décision courageuse rendue par cette juridiction. Ce ne sera qu’en rendant de tels jugements que l’on arrivera à faire appliquer les valeurs fondamentales de Justice dans notre pays.

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