1. Dans une décision Gherghina c. Roumanie du 9 juillet 2015, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme vient en effet de déclarer la requête de l’intéressé irrecevable pour non-épuisement préalable des voies de recours internes. Selon cette règle, le justiciable qui agit devant la Cour européenne de Strasbourg doit, au préalable, avoir exercé tous les recours possibles devant ses juridictions nationales en invoquant une violation éventuelle de la Convention.
2. La décision Gherghina rappelle d’abord les principes qui encadrent l’exigence d’épuisement des voies de recours internes contenue dans l’article 35, § 1, de la Convention (« La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive »). Cette exigence de recevabilité est intrinsèquement liée au mécanisme instauré par la Convention européenne des droits de l’homme, qui revêt un caractère subsidiaire par rapport à la protection nationale des droits fondamentaux : la juridiction européenne ne statue que si et après que les juridictions nationales ont eu la possibilité de prévenir ou redresser elles-mêmes la violation alléguée de la Convention (points 83-84 de la décision).
Le justiciable n’est toutefois pas tenu d’intenter n’importe quel recours avant de saisir la Cour de Strasbourg : seuls doivent être exercés les recours effectifs, à savoir (1) « disponibles », qui existent à un degré suffisant de certitude, en pratique et en théorie, et présentent des perspectives raisonnables de succès ; (2) « accessibles » au requérant, qui doit être en mesure de les mettre en œuvre directement ; et (3) « adéquats », susceptibles de remédier à la violation alléguée (points 85-86).
L’exigence d’épuisement préalable des voies de recours internes doit être appréciée « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif », en ayant égard aux circonstances de la cause (point 87). Quant à la charge de la preuve, elle se répartit en deux temps : elle pèse en premier lieu sur le Gouvernement défendeur, qui doit établir l’existence de recours internes à épuiser ; puis, lorsque cette démonstration est faite, c’est alors au requérant de démontrer que le recours ne devait pas être exercé (points 88-89).
3. Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour européenne des droits de l’homme va décider que le requérant disposait de trois recours jugés effectifs.
Tout d’abord, il aurait pu obtenir une injonction d’un tribunal civil obligeant les établissements universitaires à se doter d’équipements adaptés aux personnes à mobilité réduite (points 95-112). Pour établir que ce recours présentait des « perspectives raisonnables de succès », la Cour ne se fonde toutefois que sur deux jugements, postérieurs à la date d’introduction de la requête, en considérant que l’absence d’une jurisprudence établie et antérieure à la date d’introduction de la requête s’explique par le fait qu’elle concerne une branche du droit relativement récente, qui s’est développée dans le sens d’une protection accrue des droits des personnes handicapées.
Ensuite, le requérant aurait pu introduire une action en responsabilité civile contre les universités défaillantes (points 104-106). Ici également, la Cour ne se fonde que sur deux décisions, en rappelant que « le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’une voie de recours donnée qui n’est pas de toute évidence vouée à l’échec ne constitue pas une raison valable pour ne pas exercer cette voie de recours » (point 106).
Enfin, le requérant aurait pu introduire des recours contre les décisions l’excluant des universités (points 107-112).
La Cour estime que, même si les tribunaux devant lesquels il devait agir n’étaient pas accessibles aux personnes à mobilité réduite, le requérant aurait pu exercer son recours par lettre ou par l’intermédiaire d’un mandataire, de sorte qu’aucun obstacle insurmontable ne l’a empêché d’exercer les recours qui lui étaient ouverts (points 113-114) ; la requête est dès lors déclarée irrecevable.
4. Comme le rappelle la jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg, en imposant l’exercice préalable de recours internes, l’article 35, § 1, de la Convention se fonde sur l’hypothèse que l’ordre juridique interne offre un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention. Cette exigence procédurale renforce dès lors l’obligation des États de créer et organiser un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention.
Mais la décision Gherghina révèle aussi que les justiciables sont appelés à jouer un rôle actif dans le développement de ces recours effectifs : « dans un ordre juridique où les droits fondamentaux sont protégés par la Constitution et les lois, il incombe à l’individu lésé d’éprouver l’ampleur de cette protection, en donnant aux juridictions nationales la possibilité d’appliquer ces droits et, le cas échant, de les faire évoluer dans leur pouvoir d’interprétation » (point 101) ; « en saisissant le tribunal compétent, le requérant aurait permis aux juges nationaux de développer leur jurisprudence sur la question, ce qui aurait été potentiellement bénéfique à tous les autres justiciables se trouvant dans une situation similaire ou analogue » (point 106).
En l’espèce, alors même que la jurisprudence citée par le Gouvernement roumain était rare et postérieure à la date d’introduction de la requête, la Cour de Strasbourg va considérer qu’elle suffit pour démontrer l’existence de recours effectifs.
Dans cette appréciation stricte de la recevabilité des requêtes, la Cour de Strasbourg incite ainsi le justiciable à être un acteur direct d’évolution de la jurisprudence des droits fondamentaux. Il appartenait au requérant d’oser un recours en la matière pour en établir l’effectivité ; il aurait peut-être été le premier à tenter pareil recours, mais il aurait ainsi permis de faire évoluer la protection juridictionnelle des personnes handicapées.
5. En incitant le justiciable à revendiquer d’abord la protection de ses droits devant son juge national, la décision Gherghina rappelle et met en œuvre le principe selon lequel la protection européenne est subsidiaire, seconde, par rapport à la protection nationale. Cette structuration chronologique de la protection des droits garantis par la Convention, traduite par la règle procédurale de l’épuisement des voies de recours internes, conduit à des interactions multiples entre les acteurs de la protection des droits fondamentaux.
D’une part, elle invite à un dialogue des juges dans lequel le juge national est fortement incité à appliquer substantiellement les exigences de la Convention, et à en garantir lui-même, en premier lieu, le respect. S’il ne le fait pas, la Cour de Strasbourg pourra le censurer indirectement et condamner son pays en constatant une violation de la Convention.
D’autre part, comme l’indique la décision Gherghina, ce dialogue juridictionnel ne peut exister que si le justiciable l’enclenche en « éprouvant » la protection de ses droits fondamentaux et, le cas échéant, en recherchant auprès de son juge national une évolution jurisprudentielle qui assure l’effectivité de cette protection.
Par la portée qu’elle donne à l’« effectivité » des recours nationaux à épuiser avant de la saisir, la Cour européenne des droits de l’homme invite ainsi à l’essor jurisprudentiel de la protection des droits fondamentaux, en érigeant le juge national en premier garant des droits de la Convention, ainsi qu’en incitant le justiciable à une forme d’« activisme » juridictionnel des droits de l’homme.
Votre point de vue
Gisèle Tordoir Le 26 novembre 2015 à 16:43
Qu’en est-il, dès lors, lorsque, comme ce fut notre cas, on a voulu exercer tous les recours possibles devant les juridictions nationales (Cour de Cassation) afin de dessaisir un arrondissement judiciaire au profit d’un autre, pour raison de légitime suspicion (collusion plus que possible puisque la partie jugeant de notre affaire et la partie nous étant adverse dans notre affaire sont collègues et/ou dépendent du même arrondissement judiciaire) ? Comprenez que la confiance n’est pas de mise... Malgré la recevabilité de notre requête, notre demande s’est vue, à deux reprises, refusée...Alors que veut dire "...avoir exercé tous les recours possibles devant ses juridictions nationales en invoquant une violation éventuelle de la Convention." ?(sic) et "...non-épuisement préalable des voies de recours internes." ?(sic)
Pour ce que je lis ici, "la cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg incite le justiciable à éprouver la protection de ses droits fondamentaux devant son juge national." (sic) Mais quand le justiciable le fait, ce droit lui est refusé par son juge national. Il s’agit, si je comprends le présent article, d’une quasi-obligation d’user d’un droit qui, dans les faits, est refusé au justiciable...Alors de qui se moque-t-on ? Contradiction totale entre la théorie et la pratique...
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