Accusations de crimes au Congo ou au Kosovo : comment juger aujourd’hui les violences d’un passé parfois lointain ?

par Anne Lagerwall - 17 février 2021

Cinq femmes mettent en cause l’État belge devant la Justice belge en raison de traitements subis par elle lors de la période coloniale au Congo. Les chambres spéciales du Kosovo sont saisies d’une accusation du président et de l’ancien président de ce pays pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Point commun entre ces deux affaires : l’éloignement des faits dans le temps.
Comment juger dans ce cas ?

Anne Lagerwall, professeure à l’Université libre de Bruxelles, nous fournit des éléments de réponse.

1. Le 24 juin dernier, une action était introduite devant le Tribunal de première instance de Bruxelles contre l’État belge par cinq femmes métisses. Elles estiment qu’elles ont été victimes de crimes contre l’humanité au Congo à partir de la fin des années 1940 lorsque l’administration coloniale a décidé de les retirer à leurs mères alors qu’elles n’avaient pas même cinq ans pour les placer dans un couvent et les laisser à leur sort lors de l’indépendance.

Le même jour, le Procureur des chambres spéciales du Kosovo, composées de juges internationaux habilités à punir les crimes perpétrés lors du conflit qui a ravagé cette région à la fin des années 1990, accusait notamment le Président du Kosovo Hassim Thaçi et l’ancien Président du Parlement Kadri Veseli d’avoir commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre alors qu’ils faisaient partie de l’Armée de libération du Kosovo (ALK).

Ces deux procédures sont très différentes. D’un côté, il s’agit d’engager la responsabilité de l’État afin d’obtenir une réparation financière pour les dommages subis en raison de ses actions ou de ses omissions. De l’autre, il s’agit de punir des individus qui pourraient se voir condamnés à des peines d’emprisonnement.

Ces affaires posent toutefois une question commune : comment peut-on juger aujourd’hui des actes commis il y a plusieurs décennies ?

2. Pour ce qui est de la responsabilité pénale des individus, il faut souligner que les crimes de guerre comme les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles : l’écoulement du temps n’exerce aucune influence sur la possibilité d’engager la responsabilité de leurs auteurs.

Il s’agit d’une spécificité des crimes internationaux par rapport aux autres infractions pénales, pour lesquelles les auteurs ne peuvent en principe plus être ni poursuivis, ni jugés, après un délai allant de six mois à quinze ans selon la nature et la gravité de leurs actes.

Encore faut-il s’assurer que les actes dont il est question constituaient bien des crimes internationaux à l’époque. On ne saurait en effet reprocher à des personnes, des actes qui n’étaient pas interdits comme tels au moment de leur commission, en vertu du principe de non-rétroactivité.

3. Cela ne semble pas en soi problématique dans l’affaire mentionnée devant les chambres spéciales du Kosovo.

Il est vrai que les crimes de guerre visaient originellement des manquements graves, par les forces armées régulières, aux règles qui limitent les moyens de faire la guerre à l’ennemi et qui protègent les personnes ou les biens civils, uniquement lorsque ces manquements avaient lieu lors d’un conflit entre États. Mais la notion a été élargie pour y inclure, dans les années 1990, des actes commis lors de conflits entre un État et des groupes rebelles, à condition que ce conflit présente une certaine intensité et que les groupes y participant soient suffisamment organisés.

Il est donc envisageable, comme le fait le Procureur, de qualifier de crimes de guerre, des actes perpétrés par des membres de l’ALK dans le contexte de la lutte armée interne qui opposait ce groupe aux autorités yougoslaves.

Quant aux crimes contre l’humanité, il s’agit d’actes inhumains infligés à une population civile, qu’elle relève d’une Puissance ennemie ou non. D’abord conçus comme des crimes liés à un conflit, on a rapidement admis qu’ils pouvaient être perpétrés aussi en temps de paix, à condition qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile. Une telle attaque suppose un certain degré d’organisation que le Procureur devra prouver s’il veut établir que les actes de violence dont ont été victimes des Albanais du Kosovo opposés à l’ALK, des Serbes et des Roms notamment, s’apparentent à des crimes contre l’humanité.

4. Mais qu’en est-il de la responsabilité des États pour des faits datant de l’époque coloniale ?

On a rappelé que les crimes contre l’humanité sont des actes inhumains commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile, quelle qu’elle soit.

Depuis leur formalisation en 1945, ces crimes ont progressivement inclus plus précisément des actes tels que le crime d’apartheid, la disparition forcée, le viol ou l’esclavage sexuel, par exemple.

Les crimes contre l’humanité se distinguent du crime de génocide qui s’entend, depuis 1948, d’actes visant un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel, avec l’intention spécifique de détruire ce groupe.

À la lumière de ces critères, il est malaisé de qualifier la colonisation, en tant que telle, de crime contre l’humanité ou de crime de génocide. Cela n’exclut pas toutefois que des actes violents ou discriminatoires perpétrés durant la colonisation puissent être qualifiés comme tels s’ils répondent aux conditions exigées par la définition de chacun de ces crimes, ce qu’il convient de vérifier au regard des faits.

L’État qui aurait commis ou laissé se commettre de tels crimes pourrait en être tenu responsable et devrait réparer les dommages subis par les victimes en raison de son comportement.

5. Ce principe vaut plus largement pour toute action ou omission de l’État qui constitue une violation du droit international, qu’elle présente un lien avec un crime international ou non.

La colonisation viole le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes tel qu’il est conçu depuis 1960.

µLes actes d’une Puissance coloniale peuvent aussi être constitutifs de violations des droits humains ou d’actes illégaux au regard du droit interne et engager la responsabilité de l’État à ce titre.

C’est ce qui explique qu’un tribunal néerlandais ait condamné les Pays-Bas à verser des réparations aux enfants et aux épouses d’hommes exécutés sommairement en 1946 et 1947 en Indonésie par des militaires néerlandais déterminés à empêcher l’indépendance de cet État. C’est aussi ce qui explique qu’un tribunal britannique ait décidé que trois kenyans étaient fondés à demander réparation pour les actes de torture qu’ils avaient subis entre 1952 et 1961 aux mains de soldats britanniques déployés pour mater la révolte des Mau Mau contre l’Empire colonial. Dans un cas comme dans l’autre, l’argument relatif à la prescription des faits n’a pas totalement convaincu les juges, ouvrant ainsi des perspectives pour toute personne souhaitant engager la responsabilité de l’État, même pour des faits commis il y a plusieurs décennies.

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Professeure à l’Université libre de Bruxelles

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