« Casa legal » : quatre avocates et une A.S.B.L.

par Thérèse Jeunejean - 8 septembre 2021

Quatre avocates bruxelloises exerçant principalement dans le cadre de l’aide juridique ont décidé de sortir des sentiers battus. Plutôt qu’un travail individuel d’indépendantes, elles ont créé l’asbl « Casa legal », qui réunit, dans un même lieu, service de prise en charge juridique mais aussi psychosociale.

Pourquoi ? Quels sont les constats qui les ont menées à innover ?

Notre journaliste Thérèse Jeunejean a rencontré deux d’entre elles : Clémentine Ebert et Noémie Segers.

Des problèmes juridiques ET sociaux

1. « Nous sommes spécialisées en droit des étrangers, en droit familial et, de manière générale, dans tous les contentieux où il y a de l’humain, explique Clémentine Ebert. Il était clair que toutes les personnes qui venaient nous voir avaient effectivement un problème juridique mais elles vivaient aussi des difficultés d’ordre psychosocial. Du coup, elles avaient une multitude d’interlocuteurs et, quand on avait une problématique difficile, avec des vécus traumatisants, ce n’est pas évident de devoir raconter et raconter encore à une énième personne ».

Ainsi, une personne victime de violence conjugale peut être d’origine étrangère et avoir des difficultés par rapport à son séjour en Belgique. Elle peut avoir des enfants placés. À côté des difficultés d’ordre juridique, elle doit aussi peut-être trouver une formation, un travail et de nombreuses questions vont se poser à propos de ses documents d’identité. Les problèmes sociaux sont bien présents !
« C’était notre premier constat en tant qu’avocates dans des cabinets individuels, commente Clémentine Ebert : les personnes qui nous consultent ont des besoins juridiques mais aussi psychosociaux ; nous ne réussissions pas à bien accompagner ces bénéficiaires et ce, même si nous avions quelques relais vers lesquels nous les réorientions ».

Un travail ardu et épuisant

2. Un second constat vient renforcer l’idée, l’envie de travailler de manière innovante.

En effet, dans ces matières très sensibles, humaines, parfois très compliquées, le travail des avocats est particulièrement difficile. Le boulot est chronophage, usant et… mal payé pour les avocats qui interviennent dans le cadre de l’aide juridique.
Exténués, certains arrêtent de prendre ces dossiers en charge ou en prennent moins. « 30% de la profession quittent la robe dans les premières années, particulièrement dans ces matières-là, mentionne Noémie Segers. Du coup, les personnes qui en pâtissent sont les bénéficiaires particulièrement vulnérables qui demandent beaucoup de temps. Nous nous sommes dit que, peut-être, travailler avec l’intelligence collective nous permettra de mieux accompagner les gens et, simultanément, de résister plus longtemps, de continuer à travailler malgré les multiples difficultés ! ».

Deux avocates et un assistant social

3. Pour réaliser un travail plus efficace d’une part, pour tenir le coup d’autre part, les quatre avocates ont innové : elles ont donc créé une AS.B.L. proposant simultanément prise en charge juridique et accompagnement psychosocial.
Les avocates travaillent en binôme. Ainsi il y a bien une avocate de référence mais elles reçoivent les personnes à deux. Après une première rencontre, lorsqu’elle constate un besoin social, la suivante est organisée avec un assistant social (détaché par Caritas International, via le service social Brabantia), auquel peut s’ajouter un stagiaire.

Contrairement à ce que l’on peut imaginer, cet accueil pluriel est généralement positif : « Oui, on pourrait penser que cela va impressionner la personne mais on remarque que c’est toujours l’inverse. Nous pouvons être quatre à la recevoir et elle se sent alors bien entourée, ce qui crée un climat de confiance. Nous nous rendons compte de la plus-value de cette manière de faire ! Quand vous êtes une personne vulnérable, ne serait-ce que pour obtenir l’aide juridique, c’est déjà difficile. Pour s’adresser à une ambassade, un consulat, notre assistant social peut se déplacer, accompagner dans des démarches où nous, avocates, n’avons pas de compétence, comme pour une recherche de formation, de travail, de logement Nous pensons aussi que l’intelligence collective peut parfois débloquer des situations : seul, on ne sait pas par où commencer mais le fait d’être à plusieurs permet de discuter, en binôme mais aussi en équipe. Et cela, d’autant mieux que nous avons tous les mêmes informations ».

Un public fragile, souvent traumatisé

4. « Notre public, ce sont souvent des personnes de nationalité étrangère avec un problème soit en droit des étrangers, soit en droit familial. En général, elles ont aussi une vulnérabilité particulière, problème d’addiction, violence de genre, traite des êtres humains, etc. ».

5. Clémentine Ebert et Noémie Segers expliquent deux situations concrètes, parmi d’autres, qui mettent en évidence comment les problématiques se relient, s’interpénètrent.

Une jeune femme de 19 ans, née en Belgique, n’a jamais eu de papiers, ses parents, sans autorisation de séjour, n’ayant jamais fait de démarche. Elle ignore si elle a une nationalité. Elle est scolarisée mais n’a aucune existence légale. Elle a décidé de prendre sa vie en main mais, ayant vécu des expériences négatives, elle est très méfiante vis-à-vis d’autrui, donc il faut d’abord créer la confiance. Toute l’équipe l’épaule pendant des mois. Elle n’a pas de nationalité, pas de droit de séjour mais pour obtenir un droit de séjour, il faut un passeport, qu’elle n’a évidemment pas non plus. Quand elle obtient enfin un rendez-vous important pour obtenir ce passeport, elle ne s’y rend pas ! « Un avocat classique n’aurait pas eu le temps de la relancer, explique Noémie Segers, mais nous, on court derrière elle, on la questionne et on finit par apprendre qu’elle n’a pas l’argent nécessaire pour payer ce passeport mais n’ose pas le dire ». Une aide financière sera trouvée et cette personne obtiendra son passeport, un pas important vers une régularisation de sa situation !

Autre exemple, en droit familial au départ : arrivée en Belgique à deux ans, cette dame n’a pas non plus de papier. Séparée du père de son enfant qui le lui laisse quand ça lui convient, elle croit qu’étant en séjour illégal, elle n’a pas de droits par rapport à cet enfant. « Quand on lui a dit que si, elle avait des droits, elle s’est mise à pleurer. Nous avons alors offert et précisé notre accompagnement. Nous avons fonctionné étape par étape et elle s’est transformée ! Quand on n’a pas de séjour, on n’existe pas, les obstacles sont quotidiens. Ainsi, cette femme apprend qu’elle a des droits en tant que mère mais elle ne peut même pas aller voir le juge parce qu’elle est bloquée à l’entrée du palais ! C’est ça, Casa legal, conclut Clémentine Ebert, c’est offrir un accompagnement à des personnes pour leur donner un pouvoir d’action ! ».

Le choix d’une A.S.B.L.

6. Casa legal est une A.S.B.L. et ce statut semblait évident aux quatre avocates : une forme juridique « sensée et pertinente. Deux statuts juridiques étaient possibles, une coopérative ou une A.S.B.L. et pour nous l’A.S.B.L. était évidente parce que nous voulions justement nous inscrire contre l’idée d’un avocat intéressé qui veut faire de l’argent à son profit. Être dans une association sans but lucratif donnait un message très clair ».

Une récente réforme du droit des sociétés a permis cette création, auparavant impossible. Depuis le départ, les avocates ont toujours tenu le bâtonnier et l’Ordre des barreaux informés de leur projet, qu’ils ont accueilli favorablement et soutiennent.

Les quatre avocates sont salariées et, si l’A.S.B.L. fait du profit, celui-ci sera réinjecté dans les projets.

7. Casa legal a pu être mis sur pied et fonctionner grâce à un subside de la Région bruxelloise (Bruxelles Economie Emploi). Un autre subside a permis aux avocates de se former à la gouvernance collective, une aide qu’elles disent « passionnante, aidant beaucoup à se structurer et à gagner du temps ».
Elles ont également eu recours à un prêt privé puisqu’en matière d’aide juridique, le paiement arrive après deux ans.

8. Quant au public, vérification est faite de son droit à l’aide juridique, ce qui est le cas de 80 % des personnes qui contactent Casa legal. Pour les autres, il existe un système de forfait, proportionnel aux revenus. « L’idée, c’est que les personnes qui ont un peu plus de sous contribuent à faire tourner l’A.S.B.L. Et nous essayons d’être le plus transparent possible, la personne sait d’emblée ce qu’elle devra payer. »

Une plus-value évidente !

9. Les deux avocates l’affirment avec passion :

« L’idée, c’est aussi le décloisonnement entre le monde des avocats et le monde associatif. Donc nous essayons de rencontrer le plus d’associations possibles pour pouvoir orienter notre public. Le travail collectif, l’appel à l’intelligence collective est extrêmement riche. L’environnement est bienveillant dans la façon de travailler, entre nous comme dans l’accompagnement des personnes, avec l’humain au centre. Nous avons des compétences juridiques mais nous construisons une équipe autour d’elles. Et puis nous n’avons pas que le travail d’avocat classique mais aussi celui de la gestion de l’A.S.B.L., les rencontres avec des partenaires et nous donnons encore des formations. Les journées sont donc très variées, même si parfois on a un peu de mal à dégager des priorités, ce qu’on devra apprendre. Mais pour le moment, nous sommes toutes très excitées par le projet qui nous porte et nous apporte beaucoup ».

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Thérèse Jeunejean


Auteur

Diplômée en psycho-pédagogie et journaliste, elle a été la première plume en Belgique francophone à mettre l’actualité socio-économico-politique à la portée d’un jeune public. Sur Questions-Justice, elle décode aujourd’hui le fonctionnement de la justice.

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