Comprendre le Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine

par Alexia de Vaucleroy - 22 septembre 2025

Le 25 juin 2025, le Conseil de l’Europe et l’Ukraine ont conclu un Accord portant sur la création du Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine.
De quoi s’agit-il ? Alexia de Vaucleroy, avocate au barreau de Bruxelles et maitre de conférences invitée à l’UCLouvain, nous l’explique.

1. Comme son nom l’indique, le Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine (ci-après : le « TSCAU ») sera chargé de juger les principaux responsables du crime d’agression commis à l’encontre de l’Ukraine (préambule de l’Accord entre le Conseil de l’Europe et l’Ukraine ‘relatif à la création du Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine’, adopté le 24 juin 2025, ci-après : « l’Accord »).
À cet accord, est annexé un Statut, qui précise les règles encadrant l’organisation, les compétences et le fonctionnement de cette juridiction.

2. Dans la présente contribution, seront analysés les traits et le fonctionnement du TSCAU au travers des cinq questions suivantes :
I. Qui est à l’origine de la création du Tribunal ?
II. Quel est le champ de compétence du Tribunal ?
III. Comment s’articulent les compétences de la Cour pénale internationale et du TSCAU ?
IV. Concrètement, comment le Tribunal pourra-t-il exercer ses compétences et quelles contraintes, tant pratiques que juridiques, sont susceptibles d’entraver cet exercice ?
V. Comment fonctionnera le Tribunal ?

I. Qui est à l’origine de la création du tribunal ?

3. Le TSCAU a été établi à l’initiative conjointe de l’Ukraine et du Conseil de l’Europe, marquant une première dans l’histoire de cette organisation internationale.
Regroupant quarante-six États européens, le Conseil de l’Europe a pour mission de promouvoir la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit sur le continent. Jusqu’en 2022, la Russie en était membre avant d’en être exclue après avoir initié l’agression armée contre l’Ukraine.

4. Historiquement, les tribunaux spéciaux, tels que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ou le Tribunal pénal international pour le Rwanda, ont été créés par le Conseil de sécurité des Nations Unies. La Russie, en sa qualité de membre permanent de ce Conseil, se serait toutefois opposée à la création d’un tribunal similaire compétent pour connaitre du crime d’agression commis contre l’Ukraine.
L’assise du TSCAU étant essentiellement européenne, il jouit donc d’une légitimité plus limitée que celle des précédents tribunaux spéciaux créés sous l’égide des Nations Unies. L’Accord portant la création du TSCAU prévoit certes que tous les États intéressés, y compris les États non membres du Conseil de l’Europe, pourront participer au fonctionnement du Tribunal en adhérant à un nouvel accord, appelé Accord partiel élargi. Toutefois, rien ne garantit que des États non européens manifesteront un réel intérêt à y adhérer.

II. Quel est le champ de compétence du tribunal ?

5. Le TSCAU est un tribunal spécial, c’est-à-dire qu’il est compétent pour connaitre de crimes spécifiques dans une situation particulière. En l’espèce, le tribunal est habilité « à enquêter, poursuivre et juger les principaux responsables du crime d’agression contre l’Ukraine » (article 1er du Statut du Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine, établi par l’Accord précité du 24 juin 2025, ci-après : le « Statut »).
Le Statut précise à cet égard que « [c]ette compétence se fonde sur la compétence territoriale de l’Ukraine ». Le Tribunal est dès lors compétent pour du crime d’agression commis sur le territoire ukrainien, quelle que soit la nationalité de l’auteur de ce crime, qu’il soit russe, biélorusse ou nord-coréen ( « Questions fréquemment posées – Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine », publié par le Conseil de l’Europe).

6.La notion de crime d’agression est définie dans le Statut du tribunal comme étant « la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution, par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies » (article 2, (1), du Statut).
L’acte d’agression est lui décrit comme étant « l’emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies » (article 2, (2), du Statut).
En des termes plus simples, constitue un crime d’agression, toute action ou décision politique ou militaire visant à employer illégalement la force contre un autre État. Ce crime étant un « crime de dirigeants », seules les personnes détenant le pouvoir de décider ou d’influencer, sur le plan politique ou militaire, la commission d’un acte d’agression sont susceptibles de le commettre.

III. Comment s’articulent les compétences de la Cour pénale internationale et du TSCAU ?

7. La définition du crime d’agression retenue dans le Statut du TSCAU est identique à celle énoncée dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, tel que modifié à la suite des amendements de Kampala.
La Cour pénale internationale étant compétente pour connaitre du crime d’agression, pourquoi était-il nécessaire d’établir un tribunal spécial ?
La Cour pénale internationale peut uniquement connaitre des actes d’agression commis entre des États ayant ratifié à la fois le Statut de Rome et les Amendements de Kampala. Or, l’Ukraine et la Russie n’ayant ratifié ni l’un ni l’autre, la Cour pénale internationale n’est pas compétente pour juger les personnes ayant commis ce crime dans le cadre du conflit opposant l’Ukraine à la Russie. Le TSCAU vient ainsi combler cette lacune.

8. En revanche, l’Ukraine ayant déposé une déclaration reconnaissant la compétence de la Cour pénale internationale pour tous les crimes commis sur le territoire ukrainien à partir du 20 février 2014 pour une durée illimitée (déclarations des 9 avril 2014 et 8 septembre 2015, déposées conformément à l’article 12 du Statut de la Cour pénale internationale ; lire à ce sujet l’article suivant publié sur Justice-en-ligne : Fanny Royen, « La compétence de la Cour pénale internationale à l’égard de la situation en Ukraine »), la Cour pénale internationale est bien compétente pour se prononcer sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides commis en Ukraine. Dans ce cadre, la Cour pénale internationale a d’ailleurs délivré deux mandats d’arrêt respectivement à l’encontre de Vladimir Vladimirovitch Poutine, le président russe, et de Maria Lvova-Belova, commissaire russe aux droits de l’enfant, pour le crime de guerre de « déportation illégale » d’enfants ukrainiens. Ces mandats sont restés, jusqu’à ce jour, lettre morte.

9. En raison de la complémentarité appelée à s’exercer entre la Cour pénale internationale et le TSCAU, le Statut du TSCAU prévoit que ce dernier devra coopérer avec la Cour pénale internationale sur toute question d’intérêt commun, et ouvre la possibilité de conclure des accords de coopération mutuelle.
Le Statut précise que, « [l]orsqu’une personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale est détenue dans le centre de détention de la Cour pénale internationale, le Tribunal spécial donne la priorité aux procédures engagées devant la Cour pénale internationale » (article 46 du Statut).

IV. Concrètement, comment le tribunal pourra-t-il exercer ses compétences et quelles contraintes, tant pratiques que juridiques, sont susceptibles d’entraver cet exercice ?

10. En présence d’éléments permettant de croire qu’un crime relevant de la compétence du Tribunal spécial a été commis, le Procureur de ce tribunal établit un acte d’accusation (article 23 du Statut). Le juge de mise en état peut ensuite, s’il confirme l’acte d’accusation, décerner un mandat d’arrêt à l’encontre de la personne concernée (article 25 du Statut). Les autorités judiciaires ukrainiennes compétentes devront alors donner suite à toute demande d’arrestation (article 48, (1), du Statut).

11. Qu’en est-il des autres pays ?
Le Statut se contente de prévoir que le Tribunal spécial pourra conclure des accords de coopération avec les États membres concernant l’arrestation, la remise, le transfert ou la détention de personnes (article 48, (4), du Statut). Autrement dit, à moins que la personne accusée se soumette volontairement à la juridiction du tribunal – ce qui est assez illusoire –, c’est uniquement dans l’hypothèse où la personne accusée se trouvera sous le contrôle des autorités ukrainiennes, voire, dans le cas de la conclusion d’un accord de coopération le prévoyant, de celle des autorités d’un État membre que la personne accusée pourra être arrêtée en vue d’être jugée par le Tribunal.

12. Le Statut prévoit par ailleurs que l’accusé peut être jugé par contumace, c’est-à-dire sans être présent au procès, soit s’il y consent, soit lorsque toutes les mesures raisonnables ont été prises pour assurer la comparution de l’accusé devant le Tribunal spécial (article 28 du Statut).
Toutefois, en cas de condamnation, l’exécution de la peine apparait difficile, voire impossible, à moins que les autorités russes ne livrent la personne concernée au Tribunal.

13. À ces difficultés pratiques, s’ajoute une difficulté juridique.
Comme expliqué ci-dessus, seuls des gouvernants sont susceptibles de commettre un crime d’agression. Or, le Statut reconnait expressément une immunité personnelle aux chefs d’État, chefs de gouvernement ou ministres des Affaires étrangères (article 23, (5), du Statut). Il s’ensuit que ces personnes ne pourront être jugées pendant toute la durée de leurs fonctions, tant pour les actes qu’ils ont accomplis à titre privé qu’à titre officiel, au cours de leurs mandats ou antérieurement à ceux-ci.

V. Comment fonctionnera le tribunal ?

14. Le tribunal comprendra des chambres, le Bureau du Procureur et le Greffe (article 7 du Statut).

15. Les chambres se composeront de la manière suivante :
 un juge de mise en état chargé d’examiner le bienfondé de l’acte d’accusation et de décerner, le cas échéant, les ordonnances et mandats d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise de personnes nécessaires ;
 une chambre de première instance, où siègeront trois juges ;
 une chambre d’appel, où siègeront cinq juges.

16. Les juges du Tribunal spécial seront nommés par le Comité de direction parmi une liste de candidats proposés par ses membres et membres associés pour un mandat de neuf ans (article 8, (4), du Statut).
Ces candidats devront présenter des qualités de haute moralité, d’impartialité, d’intégrité et d’indépendance (article 8, (1), du Statut).

17. Le Bureau du Procureur est un organe indépendant qui sera chargé de mener des enquêtes et des poursuites de manière indépendante et impartiale Greffe (article 9 du Statut).

18. Le Greffe sera chargé d’assurer l’administration et les services du Tribunal spécial Greffe (article 11 du Statut).

19. Pour le reste, le fonctionnement du Tribunal doit encore être précisé par un Accord partiel élargi, qui réglera notamment la question de son financement.
La langue de travail du Tribunal sera l’anglais.

VI. Conclusion

20. La création d’un Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine traduit la volonté de l’Ukraine et du Conseil de l’Europe de sanctionner les dirigeants responsables de celui-ci.
L’opérationnalisation de ce tribunal se heurte toutefois à des défis, tant sur le plan de la légitimité que sur les plans pratique et juridique. Aussi, si l’initiative ouvre la voie à une justice internationale ciblée, son effectivité demeure, pour l’heure, hautement incertaine.

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Alexia de Vaucleroy


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avocate au barreau de Bruxelles et maitre de conférences invitée à l’UCLouvain

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