1. En responsabilité civile, l’évaluation et l’indemnisation du dommage moral ne sont pas choses faciles. Le risque d’arbitraire guette le juge. Les dommages et intérêts qu’il octroie visent à indemniser la victime mais donnent aussi un prix à ce qui est en principe hors marché.
Ces difficultés se posent de façon aiguë quand la victime n’est pas une personne physique mais une association environnementale dont le dommage moral résulte d’une atteinte aux intérêts collectifs et immatériels qu’elle défend.
2. Certains juges belges ont sauté le pas et octroyé des dommages et intérêts à des associations environnementales en leur reconnaissant un dommage moral autonome ou globalisé avec le dommage matériel. Un montant de 18.500 euros a ainsi été accordé par la Cour d’appel de Bruxelles à une ASBL de protection des oiseaux ayant subi, selon le juge, un préjudice personnel à la suite de l’empoisonnement d’oiseaux protégés (Bruxelles, 12 mars 2003, TMR, 2008, p. 127, obs. P. Lefranc). La Cour relève que cet empoisonnement porte atteinte à l’exercice des activités et à la réalisation des objectifs de l’ASBL. Tout en reconnaissant que l’importance du préjudice ne peut être évaluée avec une précision mathématique, elle octroie un montant important, compte tenu de la valeur écologique des oiseaux tués, buses et éperviers notamment.
Des montants aussi élevés sont toutefois rares en jurisprudence belge.
3. C’est ce type d’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 janvier 2016 (n° 7/2016) à la suite d’une question préjudicielle du Tribunal correctionnel de Gand.
En l’espèce, une association ayant pour objet la protection des oiseaux se constitue partie civile devant le Tribunal correctionnel de Gand et réclame 1500 euros à titre de dommage moral en raison de l’atteinte que les pratiques cynégétiques (de chasse) illégales des prévenus portent à son objet social.
Comme la jurisprudence habituelle de la juridiction gantoise est, en pareil cas, de n’attribuer qu’un euro symbolique à l’association environnementale lésée, la question préjudicielle posée à la Cour constitutionnelle est, en substance, la suivante : un juge du fond peut-il, sur la base de l’article 1382 du Code civil, limiter systématiquement le dommage moral subi par une association environnementale à l’euro symbolique alors que, pour un même fait dommageable, un citoyen ordinaire pourrait prétendre à la réparation intégrale de son dommage ?
Une telle politique jurisprudentielle, fondée sur le fait que l’association sans but lucratif se consacre à la défense d’éléments de l’environnement qui n’appartiennent en propre à personne, n’est-elle pas contraire aux principes relatifs à la réparation du dommage comme aux principes d’égalité et de non-discrimination prévus par la Constitution ?
4. En ce qui concerne les principes relatifs à la réparation du dommage, la Cour constitutionnelle souligne « une différence essentielle » entre le citoyen et l’association environnementale quand le dommage affecte des éléments relatifs à l’environnement qui n’appartiennent à personne. Le citoyen n’a aucun intérêt direct et personnel pour demander la réparation d’un tel dommage alors que l’association environnementale, en vertu de son objet statutaire, peut se prévaloir d’un préjudice moral et donc introduire une action en justice en vue d’obtenir un dédommagement (B.8.1). Signalons au passage que, pour énoncer semblable proposition, la Cour considère comme acquise la recevabilité en justice des actions des associations environnementales. Or celle-ci est récente : elle résulte de la Convention d’Aarhus et d’un assouplissement récent de la jurisprudence de la Cour de cassation directement inspiré par celle-ci (Cass., 11 juin 2013, Pas., 2013, n° 361 cité en B.4).
La Cour constitutionnelle reconnaît le caractère « particulier » du dommage moral que peut subir une association environnementale, lié notamment à la difficulté d’évaluer « avec une précision mathématique » l’atteinte aux éléments de l’environnement qui n’appartiennent à personne (B.8.2 à B.8.4). Il est clair qu’une telle difficulté existe aussi pour le dommage moral subi par une personne physique. La différence de traitement entre les associations environnementales et le citoyen ordinaire est-elle raisonnablement justifiée ?
La ligne du raisonnement tenu par la Cour est la suivante.
Le dommage moral pose certes des difficultés d’évaluation particulières. Il faut que cette évaluation soit justifiée et corresponde « le mieux possible à la réalité concrète » (B.9.2). Cette méthode s’applique tant au dommage moral subi par une personne morale qu’au dommage subi par un citoyen ordinaire. Même s’il n’est pas aisé de déterminer exactement le dommage moral résultant, pour l’association, de l’atteinte à des éléments de l’environnement, le juge peut cependant l’évaluer en s’appuyant sur des éléments tels que les « objectifs statutaires de l’association », « l’importance de ses activités et des efforts qu’elle fournit pour réaliser ses objectifs » ou encore « la gravité de l’atteinte à l’environnement » (B.10.1).
On notera que certains de ces critères sont également retenus par la jurisprudence française dans la célèbre affaire Erika, à ces différences près que la motivation des juridictions françaises est beaucoup plus circonstanciée et la typologie des dommages plus fine. La Cour de cassation française a, au final, admis une nouvelle catégorie de préjudice distincte du dommage moral, le préjudice écologique.
La Cour constitutionnelle conclut qu’il n’est pas interdit au juge d’estimer, dans un cas déterminé, qu’un dédommagement moral d’un euro suffit. En revanche, il n’est pas justifié de se fonder sur l’article 1382 du Code civil pour refuser de façon générale un dommage supérieur à un euro à une association environnementale en cas d’atteinte à l’intérêt collectif qu’elle poursuit.
Ce serait déroger aux principes de l’évaluation concrète et de la réparation intégrale qui sont d’application en responsabilité civile, sans une justification objective et raisonnable (B.10.2).
La Cour y ajoute un argument intéressant : « une telle limitation affecterait aussi de manière disproportionnée les intérêts des associations de défense de l’environnement concernées, qui jouent un rôle important dans la sauvegarde du droit à la protection d’un environnement sain reconnu par la Constitution » (B 10.3). Cet argument est plus politique au sens large : il est un fait que, dans bien des cas, les associations environnementales jouent un rôle d’auxiliaire des pouvoirs publics. Ce rôle ne peut que s’intensifier puisque l’accès à la justice des associations environnementales s’élargit, notamment sous l’influence de la Convention d’Aarhus. A défaut d’engendrer des modifications législatives rapides ou spectaculaires, la Convention provoque un assouplissement de la jurisprudence judiciaire, dont l’arrêt de la Cour de cassation du 11 juin 2013 cité plus haut est un bel exemple.
5. L’arrêt de la Cour constitutionnelle est important.
La Cour non seulement considère comme établi l’intérêt à agir de l’association environnementale (recevabilité de l’action) mais il lui reconnaît aussi le droit d’obtenir, sur le fond, une indemnisation effective et non purement symbolique.
L’arrêt de la Cour nous semble satisfaisant sur tous les plans, celui des principes de la responsabilité civile, celui des principes constitutionnels et celui d’une protection plus effective de l’environnement. Viendra peut-être un jour où sera soumise à la Cour une question préjudicielle relative non à l’indemnisation du dommage moral mais à l’indemnisation du dommage écologique comme tel.