« Y avait une ville,
Et y a plus rien
 »
(Claude Nougaro)

Il est des anniversaires dont on se passerait bien !
Le 24 février dernier fut le jour du premier anniversaire du début de la guerre en Ukraine déclenchée par la Russie, qui, après cette agression, y a commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Éric David, professeur émérite de droit international de l’Université libre de Bruxelles et président du Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles, dresse le triste bilan de cette guerre.

1. Au regard du droit, « l’opération militaire spéciale » entamée par la Russie contre l’Ukraine, le 2 février 2022, ne soulève aucune difficulté : il s’agit, d’une part, d’une agression pure et simple commise par un État contre un autre État – la Russie contre l’Ukraine – et, d’autre part, de crimes de droit international humanitaire – crimes de guerre et crimes contre l’humanité – commis principalement par les forces armées russes d’après les informations médiatiques que l’on reçoit.
La qualification juridique d’agression correspond à la définition de l’agression adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies en 1974 (A/RES/3314, XXIX) et a été confirmée comme telle par celle-ci réunie en Assemblée extraordinaire d’urgence le 2 mars 2022 (A/RES/ES-11/1).
Quant aux crimes de droit international humanitaire, il s’agit de bombardements de biens civils – immeubles habités par des civils, infrastructures civiles –, de meurtres délibérés de civils, de déportations de populations civiles (notamment, des enfants), autant de faits incriminés au titre de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (sur ces différents points, voy. sur ce site : Éric David, « Agression, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide : de quoi s’agit-il ? », 24 avril 2022).

2. Ces violations grossières de normes aussi fondamentales du droit international soulèvent immédiatement deux questions de simple bon sens :
 Comment est-il possible qu’un État puisse se moquer à ce point des normes les plus basiques du droit international ? (I.)
 Était-il possible de prévenir la folie de cette guerre ? (II.)
Bien que ces questions relèvent autant du fait, de l’histoire et de la science politique que du droit, on va brièvement tenter d’y répondre.

I. Le mépris de la Russie envers les normes les plus essentielles du droit international

3. Le souhait profond de la Russie de Poutine semble être de reconstituer le territoire de l’URSS. Pour Poutine, la disparition de l’URSS serait la plus grande catastrophe du 20e siècle (TV5, Monde Info, 24 février 2022).
Si telle est la pensée de Poutine, comment ne pas la comparer avec l’ambition de Hitler qui voulait que l’Allemagne dispose de son Lebensraum, soit un territoire réunissant tous les peuples germanophones (É DAVID, Nuremberg, droit de la force et force du droit, Bruxelles, Racine, 2022, p. 145 ; aussi pp. 89, 138, 219, 340, 417 et 442) ? On ne peut s’empêcher de voir chez ces dirigeants des réactions enfantines propres à nos chères petites têtes blondes : « je veux ceci, je veux cela » ou « c’est bien fait, na ! ». Comme l’aurait dit Cécile Duflot, ancienne ministre française, membre du parti Europe Écologie les Verts, « les dirigeants les plus puissants n’en sont pas moins hommes » (citée sur levidepoches.fr), ce qui signifie qu’ils peuvent en réunir tous les défauts.

4. La différence entre l’enfant et un dirigeant tout puissant est que le premier est encadré par l’autorité des parents et de l’école ; lorsqu’il devient adulte, il reste limité tant par le contrôle social que par l’autorité de la loi et de ceux qui sont chargés de la faire appliquer. En revanche, lorsque l’adulte devient un dirigeant autocratique et qu’il réussit à s’emparer de tous les leviers de commande de l’État ou du moins à s’adjoindre leur collaboration et leur obéissance, il peut, alors, donner libre cours à ses caprices et fantaisies sans autre limites que celles qu’il se donne ou que d’autres autorités plus puissantes lui imposent. Tel a été et tel est le cas de gens comme Hitler, Pol Pot, Saddam Hussein et de bien d’autres dirigeants qui n’avaient ou n’ont d’autre limite que celle de leur bon plaisir jusqu’à ce qu’une autre force plus puissante leur impose son autorité.

5. Même si ces réflexions ne résultent pas d’études scientifiques sérieuses sur la psychologie des dictateurs (on trouve sur internet divers ouvrages consacrés à la question), le soussigné pense néanmoins que la Fédération de Russie est dirigée par des gens qui, comme n’importe quel groupe mafieux, ne se soucient guère de respecter le droit.

II. La prévention du présent conflit

6. L’Ukraine est un État pleinement souverain et indépendant depuis la dissolution de l’URSS et la création de la Confédération des États indépendants (CEI) par l’Accord de Minsk du 8 décembre 1991. L’inviolabilité des frontières ukrainiennes est affirmée dans des traités qui lient la Russie à l’Ukraine. Ainsi, l’Accord de Minsk précité dispose notamment, dans son préambule et son article 5 :
« Nous, la République du Belarus, la Fédération de Russie, et l’Ukraine, en qualité d’États fondateurs de l’Union des Républiques socialistes soviétiques et signataires de l’Accord de l’Union signé en 1922, dénommées ci-après ‘Hautes Parties Contractantes’, constatons que l’Union des Républiques socialistes soviétiques, en tant que sujet du droit international et réalité géopolitique, cesse son existence.
[…]
Sont convenues de ce qui suit :
[…]
Art. 5 : ‘Toute Haute Partie Contractante reconnaît et respecte l’unité territoriale des autres Hautes Parties et l’inviolabilité des frontières existantes au sein de la Communauté. […]’ ».
[…] » (texte disponible à cette adresse).

7. En outre, lorsqu’en 1994, l’Ukraine cède ses armes nucléaires à la Russie, un accord signé par la Russie et l’Ukraine ainsi que par les États-Unis et le Royaume-Uni dispose que la Russie s’engage à respecter l’indépendance et la souveraineté ukrainienne dans ses frontières actuelles (source Wikipédia). C’est le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994, qui dispose en son article 1er :
« 1. La Fédération de Russie, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les États-Unis d’Amérique réaffirment leur engagement envers l’Ukraine, conformément aux principes énoncés dans l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, de respecter son indépendance et sa souveraineté ainsi que ses frontières existantes » (Recueil des traités des Nations Unies, vol. 3007, I-5224, p. 181).

8. S’il s’agit là de normes bien établies liant juridiquement la Russie et l’Ukraine, il faut rappeler aussi qu’en 1990, les États-Unis auraient « promis à la Russie de ne pas élargir l’Alliance atlantique à l’Est » (Gr. SAUVAGE, france24.com).
Si, à la connaissance du soussigné, cette promesse ne figure dans aucun texte signé par les parties, elle n’en reste pas moins l’argument de base des doléances de la Russie vis-à-vis de l’Occident qui est loin d’avoir respecté cet engagement en supposant qu’il s’agisse bien d’un « engagement », un point difficile à déterminer faute de texte officiel. À cet égard, il faudrait voir s’il n’existe pas un compte rendu ou un procès-verbal d’une réunion, d’une discussion ou d’une correspondance écrite ou verbale entre représentants russes et occidentaux, des minutes relatant cet engagement occidental. Or, il serait surprenant qu’un tel document n’existe pas. Ces réunions ou entretiens de haut niveau sont souvent suivis par des assistants ou des secrétaires qui notent religieusement tout ce qui se dit. Cela n’aurait-il pas été le cas ici ? Seule une analyse des archives des parties permettrait de répondre à la question.

9. Pour rappel dans l’affaire du différend insulaire et territorial entre Bahreïn et Qatar dans les années ‘90, les ministres des affaires étrangères des deux Émirats avaient convenu en décembre 1990 que, si la médiation de l’Arabie saoudite n’avait pas réussi à résoudre leur différend en mai 1991, les parties pourraient soumettre celui-ci à la Cour internationale de Justice.
Bien que cette faculté de saisir la Cour n’ait été reproduite que dans un simple procès-verbal de réunion, la Cour a jugé qu’un accord pouvait « prendre des formes variées et se présenter sous des dénominations diverses » (C.I.J., Rec., 1994, p. 120, § 23). Or, selon la Cour, ce procès-verbal, en énumérant les « engagements auxquels les Parties [avaient] consenti », créait « pour les Parties des droits et des obligations en droit international » ; il constituait donc « un accord international » (ibid., p. 121, § 25) porteur d’obligations réciproques.

10. Autrement dit, s’il existe des minutes de l’engagement occidental « de ne pas élargir l’Alliance atlantique à l’Est » (loc. cit., supra n° 8), il s’agirait d’une obligation liant les auteurs de l’engagement.
Quoi qu’il en soit, il faut bien constater, comme l’écrit encore Gr. Sauvage, que
« l’OTAN n’a cessé de regarder vers l’Est depuis la chute de l’URSS, passant de 16 à 30 pays en intégrant ces deux dernières décennies essentiellement des membres de l’ancien bloc soviétique. » (loc. cit., supra, n° 8).

11. Si Gr. Sauvage parle d’un « mythe de la trahison » invoquée par la Russie, il n’en demeure pas moins que cela n’aurait pas coûté très cher à l’OTAN et à l’Ukraine d’en tenir compte et de renoncer à la volonté de l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN de même qu’à l’Union européenne car ce glissement vers l’Europe occidentale semble également intolérable pour le maître du Kremlin.

12. Certes, l’Ukraine, État souverain, est juridiquement libre d’adhérer à des organisations internationales telles que l’OTAN ou l’UE ; en outre, la violation flagrante de son intégrité territoriale par la Russie l’autorise, juridiquement aussi, à exercer son droit de légitime défense et à bénéficier d’une aide extérieure (Charte des Nations Unies, article 51) comme celle que lui apporte l’Occident.

13. Malheureusement, tout cela a un prix : Wikipédia, consulté le 3 mars 2023, cite les chiffres suivants : 4619 tués et quelque 10.000 blessés dans les forces ukrainiennes, 3393 tués et 7000 à 9000 blessés parmi les civils, sans parler des pertes matérielles ; du côté russe, 5768 tués et 12.700 à 13.700 blessés. Si pour éviter ce carnage, l’Ukraine avait renoncé à rejoindre l’OTAN, il est difficile de penser que le jeu n’en valait pas la chandelle. Dans La condition humaine, André Malraux a cette formule devenue célèbre : « la vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie ».

14. Dans ces conditions, l’Ukraine n’aurait-elle pu dire à la Russie : « vous voulez que l’Ukraine n’entre ni dans l’OTAN ni dans l’Union européenne et vous menacez l’Ukraine d’une guerre si elle y entre » ? L’Ukraine aurait pu ajouter : « Vous êtes les plus forts ; pour éviter une guerre qui fera couler beaucoup de sang, entraînera des destructions sans nombre et, peut-être nous anéantira, d’accord pour ne pas rejoindre l’OTAN ou l’Union européenne si tel est le prix de la paix ».
À supposer que ce genre de négociation eût pu sauver la paix entre les deux États – ce n’est pas sûr mais, au moins, l’Ukraine aurait tenté le coup –, un tel accord aurait prévenu les énormes dommages humains et matériels consécutifs à cette guerre. La vie humaine est un miracle de la nature, voire un miracle dans l’univers (voy. J.-P. BIBRING, Seuls au monde – De la diversité des mondes à l’unicité de la vie, Paris, Odile Jacob, 2022 ; de manière proche, J. MONOD, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970) et le prix à payer pour essayer de la préserver n’est jamais trop élevé, surtout qu’un tel accord conclu sous la contrainte aurait, de toute façon, été frappé de nullité (Convention de Vienne sur le droit des traités, article 52). L’histoire montre d’ailleurs que tel est le destin final de pareil accord (sur la nullité des accords de Munich du 29 septembre 1938, Jean SALMON et Éric DAVID, Droit international public, Pr. Univ. de Brux., 30e éd., 2018, n° 4.8.10).
Il est possible que Zelensky s’y soit essayé car, au début de la guerre, il a, plusieurs fois, appelé Poutine à négocier directement avec lui mais sans succès. De toute façon, le fait que l’Ukraine se soit rapproché de l’OTAN et de l’ÙE ne justifie en aucune manière l’invasion de son territoire par les forces russe.

15. Les concessions citées ici auraient-elles néanmoins réussi à prévenir la guerre ? Peut-être mais il faut se garder de tout optimisme, de tout excès de confiance : Munich n’a pas empêché la Seconde guerre mondiale : la France et l’Angleterre avaient admis que le pays des Sudètes revienne au 3e Reich et celui-ci s’est aussitôt emparé de toute la Tchécoslovaquie ; à supposer que l’Ukraine eût renoncé à la Crimée, voire même à la région du Don Bass, cela n’aurait peut-être pas empêché la Russie d’agresser ensuite l’ensemble du territoire ukrainien.
Soit, mais la vie est trop précieuse pour ne pas tout tenter afin de la préserver et, comme le dit le proverbe, « qui ne tente rien n’a rien ».

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 6 mars 2023 à 09:28

    La seule excuse du droit international (à l’instar de Dieu), c’est qu’il n’existe pas...
    Plus précisément, que dit-il quand entrent en conflit la sacro-sainte intangibilité des frontières et l’inaliénable droit des peuples à disposer d’eux mêmes ?
    Ainsi, dans ses Résolutions 1160, 1199 et 1244, le Conseil de Sécurité (ré)affirmait "l’attachement de tous les États Membres à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie", ce qui n’a pas empêché la Belgique (et d’autres) -après quelques bombes sur Belgrade- de reconnaître le Kosovo

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Éric David


Auteur

Professeur émérite de droit international de l’Université libre de Bruxelles
Président du Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles

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