La Cour constitutionnelle ouvre l’accès à la nationalité belge à certains analphabètes

par Mathieu Beys - 31 juillet 2023

Photo @ PxHere

Les analphabètes peuvent-ils devenir Belges ? Dans un arrêt n° 53/2023 du 23 mars 2023, la Cour constitutionnelle considère que l’exclusion de certaines personnes analphabètes de la nationalité est discriminatoire. La Cour force le législateur à prendre en compte une réalité souvent ignorée : certains analphabètes, en raison de lacunes irrattrapables dans leur parcours, ne pourront jamais acquérir de compétence en langue écrite, même en faisant l’effort de suivre les formations spécialisées.
Mathieu Beys, juriste chez Myria, le Centre fédéral Migration et assistant chargé d’exercices à l’Université libre de Bruxelles, résume cet arrêt ci-dessous (ce qui n’engage que lui, et pas les institutions précitées…).

I. En guise d’introduction

1. Les analphabètes peuvent-ils devenir Belges ? « Analphabètes ! ». L’injure figure en bonne place dans le répertoire du capitaine Haddock, représenté, aux côtés d’autres héros de BD nationaux, dans le nouveau modèle de passeport belge.
Un hasard ? Au-delà du clin d’œil, le mot recouvre une réalité nettement moins folklorique pour les personnes ne sachant ni lire ni écrire. Aux désagréments multiples de la vie quotidienne s’ajoute, depuis 2013, un accès quasiment impossible à la citoyenneté, « cerise sur le gâteau » d’une intégration à prouver par l’étranger.
2. Dans un arrêt n° 53/ 2023 du 23 mars 2023, la Cour constitutionnelle a considéré que l’exclusion de certaines personnes analphabètes de la nationalité est discriminatoire. Dix ans après la réforme qui les a exclu, le Code de la nationalité belge devra donc être adapté.
La Cour force le législateur à prendre en compte une réalité souvent ignorée : certains analphabètes, en raison de lacunes irrattrapables dans leur parcours, ne pourront jamais acquérir de compétence en langue écrite, même en faisant l’effort de suivre les formations spécialisées.
Contrairement à ce que semblent penser certains décideurs diplômés peu au fait de la problématique, l’analphabétisme ne peut pas être assimilé à de la paresse ou à un refus d’intégration.

II. La nationalité belge, une « cerise sur le gâteau » hors de portée des analphabètes depuis 2013

3. En 2012, le Parlement fédéral a profondément restreint l’accès à la nationalité belge, clôturant une période d’une dizaine d’années d’ouverture. La nationalité, perçue auparavant comme un facteur, parmi d’autres, d’intégration, est désormais vue comme « la cerise sur le gâteau » d’une intégration préalable, que l’étranger doit désormais démontrer.
L’intégration, concept discutable, sera incontournable dans les lignes qui suivent puisque c’est désormais une exigence légale. Sans entrer dans les différents cas de figure, retenons que, depuis 2013 (entrée en vigueur de la réforme), un étranger ayant un séjour illimité et cinq ans de séjour légal en Belgique doit en principe prouver trois conditions pour devenir Belge par déclaration à la commune : l’intégration sociale (par exemple par l’obtention d’un diplôme ou le suivi d’un parcours d’intégration), la participation économique (par la preuve de 468 jours de travail dans les cinq ans qui précèdent la demande) et la preuve de la connaissance d’une des trois langues nationales.
C’est la condition linguistique qui retiendra ici notre intérêt.
4. Le Code de la nationalité belge exige que les personnes prouvent une connaissance d’un niveau A2 du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) en néerlandais, français ou allemand, quel que soit leur lieu de résidence.
Ce niveau, bien que relativement basique, implique une connaissance tant de la langue orale qu’écrite, par exemple « trouver une information particulière prévisible dans des documents courants comme les petites publicités, les prospectus, les menus et les horaires » ou « écrire des notes et messages simples et courts ayant trait (aux) besoins immédiats » ou « une lettre personnelle très simple, par exemple de remerciements ».
5. Connaitre une des langues du pays dont on souhaite acquérir la citoyenneté, qui plus est, à un niveau élémentaire, quoi de plus normal ?
Certes, mais que fait-on des personnes qui, parfaitement bien intégrées et parlant bien, parfois couramment, le néerlandais, le français ou l’allemand, ne savent ni lire ni écrire ?
« Pas grave », rétorquent alors en substance les auteurs de la réforme : les analphabètes suivront des cours, d’abord d’alphabétisation, et ensuite de langue, et y parviendront.
Et ceux qui n’y parviennent jamais, après avoir suivi toutes les formations ? La lourde porte menant à la citoyenneté leur est verrouillée jusque l’âge de la pension, à moins de prouver soit un travail ininterrompu de cinq ans, soit une incapacité à travailler en raison d’un handicap ou d’une invalidité.
6. Des association du secteur de l’alphabétisation et d’autres acteurs ont bien alerté les responsables politiques sur le sujet. Lors d’une mini-réforme de 2018, un amendement a même été déposé par des parlementaires pour ramener l’exigence aux aptitudes uniquement orales du niveau A2 pour les analphabètes, pour mettre fin à ce qu’ils considéraient comme une discrimination, qui, en outre, désavantage surtout les femmes.
7. Ouvrons ici une parenthèse sur la question du genre, qui ne sera pas abordée par la Cour.
Une chose est sûre : depuis 2013 et surtout 2014 (lorsque les effets de la réforme se sont fait sentir), la proportion de femmes qui deviennent Belges a chuté de manière assez significative : alors qu’elles représentaient auparavant la majorité des « nouveaux Belges », elles sont minorisées depuis lors.
Sans analyse approfondie sur le sujet, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure l’exigence linguistique l’explique, vu le rôle important de la condition de participation économique. Le constat est toutefois interpellant.

Source : Myria, La migration en chiffres et en droits 2022. Cahier nationalité, p. 8.

8. Quoi qu’il en soit, l’amendement a été recalé par la majorité à la demande du ministre de la Justice de l’époque, rappelant que le degré d’intégration attendu suppose aussi la connaissance écrite d’une des langues nationale. « Analphabètes, circulez ! », en somme. Comme si l’ombre du capitaine Haddock planait sur l’assemblée …
9. C’était sans compter sur la ténacité de certains candidats à la nationalité belge, de leurs avocats et de juges du tribunal de première instance de Gand.
Après s’être vu refuser la nationalité par le parquet pour une maitrise écrite insuffisante de la langue, ces personnes ont introduit un recours au tribunal, qui a interrogé la Cour constitutionnelle. La question posée peut se résumer comme ceci : « est-il discriminatoire d’exclure de la nationalité belge les analphabètes ayant une connaissance orale de niveau A2 du CECR mais sont incapables de maitriser une connaissance écrite ou plafonnent au niveau A1 à l’écrit, alors que cette incapacité n’est pas liée à leur volonté de s’intégrer ? ».

III. L’exigence d’une connaissance écrite d’une des langues nationales est en principe légitime

10. Tous les étrangers voulant devenir Belges par déclaration doivent maitriser le niveau A2 du CECR. La loi est donc la même pour tout le monde.
Pourquoi alors parler de discrimination ? Parce que, comme le rappelle la Cour constitutionnelle, la discrimination ce n’est pas seulement traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations identiques ou comparables. C’est aussi traiter de manière identique des personnes se trouvant dans des situations différentes sans justification raisonnable.
La Cour constitutionnelle constate que la loi traite bien de manière identique deux groupes essentiellement différents : celles (nombreuses) et ceux qui ne sont pas capables de lire et écrire, et les alphabétisés. Elle doit donc examiner s’il est raisonnable d’exiger une connaissance orale et écrite de niveau A2 du CECR pour les analphabètes.
La réponse donnée sera assez nuancée.
11. D’abord, la Cour ne remet pas en cause le choix du législateur de réserver la nationalité aux étrangers déjà intégrés.
Rien de plus logique, il s’agit d’un choix politique qui ne relève pas de la compétence des juges mais du pouvoir législatif.
On ne touche donc pas à la théorie de la « cerise sur le gâteau ».
Pour la Cour, il est parfaitement raisonnable d’exiger une connaissance linguistique minimale, y compris des aptitudes écrites. La référence de la loi au niveau A2 du CECR est donc acceptée par la Cour, de manière générale. Si certains analphabètes mettent plus de temps à acquérir ce niveau – et donc à devenir Belges – que les candidats déjà scolarisés, ce n’est pas en soi une discrimination.

IV. La loi discrimine certains analphabètes qui ne pourront jamais atteindre le niveau exigé et doit être adaptée

12. Est-ce à dire que tous les analphabètes peuvent parvenir au niveau exigé par la loi ? Ne serait-ce qu’une question de temps et de volonté ?
À ces questions, la Cour répond clairement par la négative.
Elle note que le CECR ignore cette situation puisqu’il a été conçu pour des personnes alphabétisées. Certains analphabètes parviennent bien, après des cours d’alphabétisation, à suivre des cours de langue classiques et à atteindre le niveau A2 tant oral qu’écrit. Toutefois, la Cour constate que l’analphabétisme résultant d’un développement insuffisant du langage au cours de l’enfance peut entraîner des lacunes très difficiles voire impossibles à rattraper à un âge plus avancé. Selon les explications des profils de formation de la Communauté flamande, certains apprenants analphabètes stagnent au niveau A2 oral et au mieux au niveau A1 des aptitudes écrites. D’autres n’assimileront jamais la lecture et l’écriture mais uniquement des stratégies compensatoires, comme l’assimilation d’un ensemble limité de mots sous forme d’images. Pour ces profils d’analphabètes, leur niveau n’est pas lié aux efforts fournis pour apprendre la langue.
13.Dans ces situations, le fait que des analphabètes qui ont les compétences linguistiques orales du niveau A2 sans maitriser les aptitudes écrites n’a rien à voir avec une mauvaise volonté de s’intégrer. C’est la conséquence de lacunes liés à leur parcours trouvant leur source dans le défaut de certaines compétences et notions linguistiques de base.
Dans ces cas, l’exigence du niveau A2 écrit du CECR contenue dans la loi est tout simplement mission impossible. En imposant cette condition identique à deux groupes différents, la loi est discriminatoire pour celles et ceux qui ne sont pas en mesure de la remplir.
14. Le Code de la nationalité belge doit donc être adapté pour permettre aux étrangers ayant le niveau A2 oral du CECR de démontrer que leur analphabétisme les empêche d’acquérir les aptitudes écrites de ce niveau A2 après avoir suivi les formations existantes.
En attendant, les juges qui ont interrogé la Cour doivent examiner si les étrangers concernés sont ou non en mesure d’atteindre le niveau A2 écrit, si nécessaire en faisant appel à des experts.
15. L’ignorance peut être plus dévastatrice que l’insulte. Pour certains analphabètes, la négligence du législateur pendant plus de dix ans a fait bien plus mal qu’un chapelet d’injures à la Haddock.
Grâce à la Cour constitutionnelle, certains analphabètes pourront enfin garnir le gâteau de leur intégration de la cerise de la nationalité. La porte vers la citoyenneté est ainsi déverrouillée mais pas grande ouverte. Ce ne sera pas vraiment du gâteau puisqu’il faudra démontrer la connaissance orale du niveau A2 et l’impossibilité de maitriser le niveau écrit malgré les efforts fournis.
Espérons que l’adaptation du Code de la nationalité belge s’opère rapidement et raisonnablement, par exemple en prévoyant qu’une attestation d’un cours d’alphabétisation suffise à prouver ces conditions. Pour beaucoup de personnes analphabètes, le festin national est encore loin…

Mots-clés associés à cet article : Discrimination, Étranger, Non-discrimination, Nationalité, Analphabétisme,

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