La Cour pénale internationale fait-elle preuve de partialité à l’encontre de l’Afrique ?

par Éric David - 26 décembre 2013

Plusieurs échos venant d’Afrique – n’émanant pas seulement des États – mettent en cause la partialité de la Cour pénale internationale, dont les poursuites « privilégieraient » les responsables politiques et militaires issus de ce continent.

Éric David, professeur émérite de droit international de l’Université libre de Bruxelles et président du Centre de droit international de la même Université, nous fournit les éléments d’information et de réflexion permettant à chacun de se forger une opinion.

Les rapports de la Cour pénale internationale et de l’Afrique évoquent ceux d’un vieux couple – des rapports d’amour et de désamour –, même si cette image des vieux couples – que ceux-ci se rassurent – est plus caricaturale que réelle.

Considérons ces relations d’amour (1) et de désamour (2), les accusations de partialité lancées à la Cour (3) et les raisons de garder espoir en l’avenir de celle-ci (4).

1. L’amour de l’Afrique pour la Cour pénale internationale
Par continent, les Etats africains sont le deuxième meilleur client du Statut de la Cour pénale internationale (le « Statut » est le traité international qui a institué la Cour - cliquer ici) quant au nombre d’Etats parties (34 Etats parties sur les 122 Etats parties à ce jour) après l’Europe (40 Etats dont les 28 Etats membres de Union européenne, 7 Etats d’Europe orientale et 6 Etats d’Europe occidentale non membres de Union européenne), mais l’Afrique est la première cliente du Statut quant au nombre d’habitants : +/- 772.000.000 d’habitants contre, approximativement (en additionnant les chiffres trouvés sur Wikipedia) 603.650.000 pour l’Amérique (28 États parties, dont 27 Etats d’Amérique latine), 509.160.000 pour l’Europe et 500.600.000 pour l’Asie et le Pacifique (20 États parties).

Amour encore : les Etats africains ont été des modèles de militantisme pour la justice pénale internationale : c’est un Etat africain (le Sénégal) qui a été le premier Etat à ratifier le Statut de la Cour pénale internationale ; ce sont des Etats africains qui ont été les premiers à déférer à la Cour pénale internationale, sur la base de l’article 14 du Statut, la situation troublée régnant sur leur territoire (la République démocratique du Congo, l’Ouganda, la République Centrafricaine en 2004 ; le Mali en 2012). Autrement dit, ces Etats n’ont pas attendu que le Procureur prenne l’initiative d’ouvrir des enquêtes sur les crimes relevant de la compétence de la Cour et commis dans leur pays : ils l’ont incité à le faire en renvoyant à la Cour la situation troublée de leur pays. C’est encore un Etat africain qui a été le premier à reconnaître la compétence de la Cour (en vertu de l’article 12, § 3, du Statut) pour que celle-ci puisse exercer sa juridiction à propos de crimes commis sur son territoire alors que cet Etat (la Côte d’Ivoire en 2003, puis en 2010) n’était pas partie au Statut (elle n’y a adhéré qu’en 2013).

Les Etats africains ne sont cependant pas les seuls à apprécier la Cour pénale internationale : le Conseil de sécurité, malgré les réticences affichées de ses membres permanents les plus puissants à l’égard de la Cour pénale internationale (Etats-Unis, Russie, Chine) n’a guère hésité à lui renvoyer (sur la base de l’article 13, b, du Statut) deux situations d’Etats non parties au Statut (le Soudan/Darfour en 2005, la Libye en 2011). Mais, vu ce qui précède, il n’est guère surprenant que la Cour pénale internationale ait ouvert vingt affaires dans le cadre de huit situations africaines (République démocratique du Congo, Ouganda, République centrafricaine, Soudan, Libye, Kenya, Côte d’Ivoire, Mali), dont deux, seulement, à l’initiative du seul Procureur (Kenya et Côte d’Ivoire).

Les inculpés ne sont évidemment pas des seconds couteaux ; citons, entre autres, deux présidents, un vice-président et un ministre en exercice (Omar Al Bashir, Soudan ; Uhuru Muigai Kenyatta et William Samoei Ruto, Kenya ; Ahmad Arun, Soudan), des commandants de groupes rebelles (Joseph Kony et autres, Armée de résistance du Seigneur, Ouganda ; Jean-Pierre Bemba Gombo, président du mouvement de libération du Congo, République centrafricaine ; Bosco Ntaganda, ancien chef adjoint des Forces patriotiques pour la libération du Congo, République démocratique du Congo ; Germain Katanga, commandant de la Force de résistance patriotique en Ituri, République démocratique du Congo), un ancien Premier ministre de facto (Saif Al-Islam Gaddafi, Libye), un ex-président (Laurent Gbagbo, Côte d’Ivoire).

C’est ce zèle de la Cour qui a causé le désamour de l’Afrique à son égard (ci-dessous).

2. Le désamour de l’Afrique pour la Cour pénale internationale
A la suite de ces poursuites, les Etats africains ont pris la mouche et ont vu, surtout dans les poursuites dirigées contre des leaders africains, une forme de harcèlement qu’ils ont été jusqu’à qualifier de « raciste ». Ainsi, le 29 juin 2012, lors du sommet de l’Union africaine, à Malabo (Guinée équatoriale), le président de la Commission de l’Union africaine aurait dit :

« On a l’impression que la Cour pénale internationale ne vise que les Africains. Cela signifie-t-il que rien ne se passe par exemple au Pakistan, en Afghanistan, à Gaza, en Tchétchénie ? Ce n’est pas seulement en Afrique qu’il y a des problèmes. Alors pourquoi n’y a-t-il que des Africains qui sont jugés par cette Cour ?  » (cliquer ici).

Une pétition pour le retrait des Etats africains de la Cour pénale internationale a été mise en circulation (ibid.). Un an plus tard, à l’issue d’un Sommet de l’Union africaine, le 27 mai 2013, son président en exercice, le Premier ministre éthiopien, Hailemariam Desalegn, a accusé la Cour pénale internationale de mener « une sorte de chasse raciale » contre les Africains (cliquer ici). Plus récemment, l’Union africaine et un groupe d’Etats africains ont demandé au Conseil de sécurité d’ajourner les poursuites engagées contre les dirigeants du Kenya, un pouvoir d’ajournement dont dispose le Conseil en vertu de l’article 16 du Statut (cliquer ici).

L’éloignement des Etats africains de la Cour ne s’est pas limité aux discours ; il s’est aussi traduit par des violations concrètes des obligations de coopération qu’impose le Statut (articles 86 et s.) aux Etats parties ou à l’ensemble des Etats des Nations Unies lorsqu’il s’agit d’une situation déférée à la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité (Charte des Nations Unies, article 25). Ainsi, le président du Soudan, Omar Al Bashir contre lequel la Chambre préliminaire de la Cour a décerné un mandat d’arrêt, le 4 mars 2009, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et, le 12 juillet 2010, pour génocide, a pu se rendre dans quatre Etats africains sans y être arrêté et remis à la Cour :

- 21 juillet 2010 : il est au Tchad pour participer au sommet des Etats du Sahel ;

- 27 août 2010 : il est au Kenya pour la célébration de la nouvelle constitution de ce pays ;

- 8 mai 2011 : il est à Djibouti pour la cérémonie d’intronisation du président Ismael Omar Guelleh ;

- 7-8 août 2011 : il est de nouveau au Tchad pour l’intronisation du président Idriss Deby ;

- 14 octobre 2011 : il est au Malawi pour le sommet du Marché commun d’Afrique australe et orientale.

Ces divers manquements ont conduit la Chambre préliminaire à en informer le Conseil de sécurité et l’Assemblée des Etats parties (voy. notamment les décisions des 27 août 2010, 12 mai, 19 octobre et 13 décembre 2011).

Ce mouvement de contestation soulève la questions de savoir si la Cour pénale internationale est vraiment partiale dans le choix de ses cibles.

3. Une vraie partialité ?
S’il est vrai que la Cour pénale internationale s’est, pour l’instant, bornée à examiner des situations africaines, ceci résulte du fait que quatre de ces situations lui ont été déférées par les Etats africains eux-mêmes et que deux autres l’ont été par le Conseil de sécurité. Il n’y a que deux situations dont elle a été saisie à la suite de la seule action du Procureur.

Ceci est moins le fait d’une prétendue partialité de la Cour que du système actuel des relations internationales fondées pour l’essentiel sur l’accord des Etats. La Cour n’est en effet compétente que pour des crimes commis sur le territoire :

- des Etats parties ou par des nationaux de ces Etats (Statut, article 12) ; ou

- sur le territoire d’Etats non parties dont la situation lui a été déférée par le Conseil de sécurité (Statut, article 13).

L’accord des Etats est sous-jacent à ces situations : accord des Etats pour devenir parties au Statut, accord des membres du Conseil de sécurité pour saisir la Cour pénale internationale. Or, le nombre d’Etats africains parties au Statut conjugué au nombre de situations de violences graves survenues principalement dans des Etats africains explique que ce sont uniquement des situations africaines qui, à ce jour, ont été soumises à la Cour.

Le Procureur ne s’intéresse pourtant pas qu’à l’Afrique ; on lit sur le site web de la Cour que « Le Bureau du Procureur effectue actuellement des examens préliminaires dans un certain nombre de pays dont l’Afghanistan, la Géorgie, la Guinée, la Colombie, le Honduras, la Corée et le Nigeria  » (cliquer ici).

Donc, outre l’Afrique (Guinée, Nigeria), des situations en Asie (Afghanistan, Corée), en Eurasie (Géorgie) et en Amérique latine (Colombie, Honduras) interpellent également le Procureur. Mais, il faut le répéter, si l’Afrique garde la vedette, c’est aussi parce que ce continent connaît sans doute des contradictions socio-économiques plus fortes qu’ailleurs et que ces contradictions génèrent des tensions violentes qui forment le terreau des crimes dont la Cour peut connaître.

Certaines décisions du Procureur n’en restent pas moins politiquement teintées : ainsi, son refus de donner suite à la reconnaissance de la compétence de la Cour par la Palestine le 21 janvier 2009, au lendemain de la guerre de Gaza, et ce, pour des raisons qui révèlent une maîtrise du droit international pour le moins approximative ; le Procureur avait déclaré en 2012 « que c’était aux organes compétents de l’Organisation des Nations Unies ou à l’Assemblée des Etats parties qu’il revenait de décider, en droit, si la Palestine constitue ou non un Etat aux fins d’adhésion au Statut de Rome  » (cliquer ici).

Un tel raisonnement revenait à dire que l’on n’était un Etat que si les Nations Unies reconnaissaient cette qualité. Autrement dit, il n’y aurait pas eu d’Etat avant la naissance de l’ONU… C’est évidemment absurde. Mais, en ne se saisissant pas du cas palestinien alors qu’en reconnaissant la compétence de la Cour, la Palestine donnait au Procureur la possibilité de soumettre cette situation à la Cour, le Procureur donnait raison aux Etats d’Afrique qui reprochent à la Cour une politique des deux poids deux mesures.

4. De l’espoir ?

Ce pas de clerc du Procureur ne justifie cependant pas les distances que l’Union africaine et certains de ses membres prennent à l’égard de la Cour. Il est d’ailleurs significatif que ce qui semble surtout fâcher l’Afrique, c’est qu’on s’en prenne à ses leaders – notamment, les dirigeants kenyans.

L’observateur extérieur ne peut s’empêcher de voir dans l’actuel mouvement de contestation de la Cour pénale internationale une sorte de Sainte-Alliance de ses dirigeants qui n’apprécient pas que les yeux (plus ou moins) bandés de la justice les prennent pour cibles de ses foudres. Or, justement, un des principaux mérites de la justice pénale internationale est de pouvoir s’appliquer aussi bien aux puissants qu’aux faibles sans être arrêtée par des obstacles du type immunité de juridiction pénale des dirigeants étatiques (Statut de la Cour pénale internationale, article 27). Il ne reste plus à espérer à présent que l’opinion publique africaine ne se laisse pas abuser par les gesticulations des politiques et fasse entendre sa voix pour une vraie justice qui n’épargne pas plus les grands que les petits. La société civile africaine, en tout cas, a déjà réagi car on lisait, le 7 octobre 2013, sur le site de Human Rights Watch : « Dans une lettre rendue publique aujourd’hui, 130 organisations de toute l’Afrique ont appelé les pays africains qui sont membres de la Cour pénale internationale à affirmer leur soutien à la Cour […]  » (cliquer ici).

Au 10 octobre 2013, on pouvait constater que c’étaient non 130 mais 163 associations situées dans 35 pays africains qui avaient signé cette lettre (cliquer ici).
Il ne faut donc pas perdre espoir : en Afrique comme dans le reste du monde, nombreux sont ceux qui croient encore à l’état de droit et luttent pour son avènement.

Le souhait de l’auteur a été entendu : le 15 novembre 2013, la proposition des Etats africains d’obtenir du Conseil de sécurité la suspension des poursuites intentées contre les dirigeants kenyans n’a obtenu que sept voix alors qu’il en faut neuf et pas de vote négatif d’un des cinq membres permanents du Conseil (cliquer ici). Les huit Etats qui se sont abstenus sont sept Etats parties au Statut (Argentine, Australie, Corée du Sud, France, Guatemala, Luxembourg et Royaume-Uni) et les Etats-Unis. On regrettera néanmoins que deux membres permanents ont voté pour (la Chine et la Russie) la proposition africaine et qu’aucun Etat n’ait voté contre (cliquer ici) : preuve s’il le fallait que l’activisme en faveur de la Cour pénale internationale reste plus que jamais à l’ordre du jour...

Votre point de vue

  • Afro
    Afro Le 7 décembre 2013 à 09:23

    « relations d’amour (1) » ? je ne pense pas nous Africain on est bien face à un poids deux mesures.
    les modèles militaire et juridique des pays Africain ne sont que de copie adapter du modèle du dernière pays colonisateur en plus dans le but de servir l’occident.
    « 
    c’est un État africain (le Sénégal) qui a été le premier État à ratifier le Statut de la Cour pénale internationale » certes mais à la tête des états Africain se trouvent des points des occidentaux(les pays colonisateur )

    « 130 organisations de toute l’Afrique ont appelé les pays africains qui sont membres de la Cour pénale internationale à affirmer leur soutien à la Cour » c’est trop facile ces organisations sont financé par des fonds étrangers comment ne pas soutenir...

    Bref je ne suis pas un expert Droit non plus un juriste
    un proverbe d’Afrique dit quand les éléphants se battent se sont des herbes qui soufrent.

    comment une rébellion peut-elles se formé dans un pays Africain ? quant on sait bien qu’aucun pays africain ne produit des Arme à feux.

    comment explique que dans tous ces conflits les soit disant rebelle dispose des véhicule 4X4 en série ?

    les troubles existent dans tous les pays du monde mais quand ils se transforme en crime ou en génocide il faut des grand moyen économique et stratégique.

    La CPI devrait se préoccuper de la traçabilité du marché des armes à feux.

    et les Africains devraient se préoccuper d’une ré-indépendance.

    comme ONU est un organisme des USA et que la CPI est le service juridique de ONU... QUi jugera les USA pour ses crimes en Afghanistan et autres ..

    • LIMAYEM
      LIMAYEM Le 17 décembre 2013 à 20:47

      La problématique a été bien exposée .
      Une question peut s’imposer : la CPI s’obstinerait-elle sur l’Afrique ?
      Beaucoup de dirigeants un peu partout dans le monde auraient été justement traduits devant la CPI .

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Éric David


Auteur

Professeur émérite de droit international de l’Université libre de Bruxelles
Président du Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles

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