La première « indemnité réparatrice » octroyée par le Conseil d’État : plus simple et aussi efficace ?

par Jérome Sohier - 18 décembre 2015

Où se faire indemniser après avoir obtenu gain de cause au Conseil d’État contre l’administration ? Le justiciable a désormais l’embarras du choix : depuis peu, outre la voie judicaire, qui existe depuis près d’un siècle et qui est maintenue, la loi permet de poursuivre la demande d’indemnisation devant le même Conseil d’État. David Renders l’a déjà évoqué sur Justice-en-ligne en février 2014 (« Quel Conseil d’État sera demain ? »).

Le Conseil d’État vient, le 2 octobre 2015, de prononcer son premier arrêt octroyant une indemnité réparatrice en raison de l’illégalité d’un acte administratif qu’il avait précédemment constatée.

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Jérôme Sohier, avocat au barreau de Bruxelles et maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles, est spécialiste de ces questions et répond à la question.

1. Depuis la loi du 6 janvier 2014 ‘relative à la Sixième réforme de l’État concernant les matières visées à l’article 77 de la Constitution’, le Conseil d’État dispose d’une nouvelle compétence de se prononcer sur les effets civils de ses arrêts, en ce sens qu’il peut désormais accorder une « indemnité réparatrice » à un requérant qui aurait subi un dommage du fait de l’illégalité de l’acte attaqué.

Il s’agit là d’une réelle révolution de notre droit de la responsabilité des pouvoirs publics puisque, jusqu’ici, le requérant qui avait obtenu un arrêt d’annulation au Conseil d’État, était contraint d’initier un second procès devant les tribunaux civils (par exemple le juge de paix ou le tribunal de première instance) – dont l’issue était aléatoire – s’il entendait obtenir la réparation de son préjudice.

2. En l’occurrence, cette indemnité réparatrice se distingue de la réparation du dommage assurée traditionnellement par les cours et tribunaux du pouvoir judiciaire sur la base de l’article 1382 du Code civil par le fait que cette indemnité peut être évaluée de manière discrétionnaire par le Conseil d’État, en tenant compte des « intérêts publics et privés en présence », et que le requérant ne dispose ainsi d’aucun droit subjectif à une réparation intégrale de son dommage.

Ce nouveau contentieux offre cependant l’avantage pour un requérant de ne plus se fonder sur une quelconque « faute » dans le chef de l’autorité. Il lui suffit, en réalité, d’établir l’illégalité de l’acte générateur de son dommage, ce qui se déduira en principe automatiquement de l’arrêt rendu par le Conseil d’État au contentieux de l’annulation (c’est-à-dire saisi d’un recours tendant à obtenir l’annulation d’un acte administratif).

Par comparaison, dans le cadre d’une action en responsabilité civile devant les juridictions de l’ordre judiciaire, l’autorité a tendance à contester le plus souvent le caractère fautif de l’illégalité constatée par le Conseil d’État, de telle manière qu’un nouveau débat sur le comportement fautif ou sur l’existence éventuelle d’une erreur invincible dans le chef de l’autorité oppose les parties devant le tribunal (l’erreur invincible est celle que n’importe quelle personne placée dans les mêmes circonstances aurait commise et qui permet en conséquence d’échapper à sa responsabilité). Sur ce point, le nouveau contentieux en indemnité réparatrice devant le Conseil d’Etat est fondé sur une responsabilité « objective », où les seules controverses pouvant opposer les parties se concentrent sur le lien de causalité entre l’illégalité reprochée à l’autorité et le dommage subi par l’intéressé, et sur le montant de ce même dommage.

3.1. L’affaire sur laquelle le Conseil d’État a eu l’occasion de statuer par son arrêt du 2 octobre 2015 précité, qui constitue le premier arrêt de ce nouveau contentieux, est assez exemplaire à cet égard.

3.2. Il s’agissait en l’espèce d’un requérant qui devait en principe être recruté par une entreprise de sécurité comme agent de gardiennage mais qui s’était vu refuser la délivrance d’une « carte d’identification » par le SPF Intérieur, en raison d’une condamnation qu’il avait encourue vingt ans plus tôt.

Cette décision de refus a fait l’objet d’un recours en annulation et d’une demande de suspension par l’intéressé, qui a débouché sur un premier arrêt rendu par le Conseil d’État le 31 octobre 2013, ordonnant la suspension de l’acte attaqué aux motifs que celui-ci contrevenait aux dispositions de l’article 619 du Code d’instruction criminelle portant, plus particulièrement, effacement des condamnations à de telles peines après trois ans (C.E., 31 octobre 2013, Legrand, n° 225.305).

À la suite de cet arrêt de suspension, la partie adverse a retiré la décision suspendue et la carte d’identification litigieuse a été délivrée à l’intéressé le 7 janvier 2014, soit six mois après la première décision de refus. C’est là l’un des mérites du référé administratif, d’avoir finalement résolu ce contentieux dans des délais relativement brefs.

Par la suite, le Conseil d’État a rendu un nouvel arrêt, le 24 juillet 2014, se limitant à constater qu’en raison du retrait de la décision attaquée, le recours avait perdu son objet (C.E., 24 juillet 2014, n° 228.108).

3.3. Le requérant a ensuite introduit une nouvelle requête, en indemnité réparatrice cette fois, en sollicitant la réparation de son dommage pécuniaire, consistant dans le fait qu’il n’avait perçu, pendant six mois, que des rémunérations inférieures à ce qu’il aurait pu gagner comme agent de gardiennage, ainsi qu’un préjudice moral.

L’État a contesté la recevabilité de ce recours, en invoquant notamment qu’aucun arrêt du Conseil d’Etat n’a constaté une « illégalité » en l’espèce puisque le contentieux en annulation s’était terminé par un arrêt énonçant qu’il n’y avait plus lieu à statuer en l’espèce.

Par son arrêt du 2 octobre 2015 précité, le Conseil d’État confirme que, suivant l’article 11bis nouveau des lois coordonnées sur le Conseil d’État, qui a instauré le mécanisme de l’indemnité réparatrice, le requérant doit pouvoir se prévaloir d’« un arrêt ayant constaté l’illégalité » et non d’un arrêt d’annulation, et qu’en l’espèce « l’arrêt n° 228.108 du 24 juillet 2014 a constaté que la partie adverse [c’est-à-dire l’État] a reconnu l’illégalité retenue comme moyen sérieux par l’arrêt de suspension, et, nécessairement, la réalité de cette illégalité », de telle manière que cet arrêt doit être considéré comme un arrêt « qui constate une illégalité au sens de cet article ».

3.4. En ce qui concerne le dommage, le Conseil d’État a rejeté la demande tendant à la réparation du préjudice moral au motif que celui-ci avait été réparé par l’arrêt de suspension du 31 octobre 2013, combiné avec le retrait de la décision de refus par la partie adverse elle-même et avec la nouvelle décision du 19 décembre suivant accordant la carte d’identification souhaitée.

Il accorde cependant au requérant une indemnité correspondant à l’ensemble de son dommage matériel tiré du manque à gagner qu’il a dû subir puisqu’il aurait pu être engagé sept mois plus tôt. La différence était en l’occurrence assez sensible puisque le salaire du requérant comme agent de sécurité aurait été de +/- 2.000 € net/mois, alors qu’il n’avait effectivement touché, pendant la même période, qu’un revenu d’intégration, oscillant entre +/- 250 et 1.000 €/mois, soit une différence totale de 8.739,29 € pour la période considérée.

Le Conseil d’État alloue ainsi une indemnité réparatrice équivalente à ce montant, « augmentée des intérêts calculés au taux légal depuis les dates auxquelles le traitement qu’il aurait promérité comme agent de gardiennage aurait été payé jusqu’à celle du paiement effectif de l’indemnité, les intérêts étant capitalisés chaque fois qu’ils sont dus pour une année entière à partir du 1er août 2013 », en ajoutant qu’« aucune raison d’intérêt public n’apparaît de moduler ce montant ».

4. Ainsi, et même si tous les observateurs ont eu l’occasion d’insister sur le fait que ce nouveau contentieux n’octroiera pas à la victime d’un acte illégal un droit à la réparation intégrale de son dommage, il faut constater que ce premier arrêt prononcé par le Conseil d’État alloue finalement à l’intéressé une indemnité qui n’est assurément pas inférieure à celle qu’il aurait pu obtenir au contentieux traditionnel de la responsabilité devant les cours et tribunaux du pouvoir judiciaire.

On relèvera, à cet égard, qu’au contentieux de l’indemnité pour dommage exceptionnel, dont le Conseil d’Etat était déjà investi depuis 1971 – il s’agit d’un contentieux assez particulier, qui n’est mis en œuvre qu’assez rarement et qui implique non pas que l’administration a commis une faute ou une illégalité mais que le préjudice subi par l’intéressé résulte d’une rupture de l’égalité devant les charges que toute personne doit subir en raison de la vie en société –, il apparaît que la jurisprudence n’est pas moins généreuse que la jurisprudence judiciaire, alors qu’elle ne peut se baser que sur la notion plus floue de l’équité.

5. Il reste un dernier atout de cette nouvelle procédure, tenant dans une économie de temps appréciable, puisque – et ce n’est sans doute pas le point le plus accessoire pour un demandeur – le requérant a obtenu satisfaction en ce qui concerne sa demande en indemnité dans un délai d’à peine un peu plus d’un an, sans devoir être confronté à une nouvelle procédure en appel, puisque les arrêts prononcés par le Conseil d’État sont sans appel. Une voie à suivre…

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Jérome Sohier


Auteur

Avocat au barreau de Bruxelles.
Maître de conférences à l’U.L.B.

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