Commission européenne c. Cour constitutionnelle : les procédures d’infraction contre l’Allemagne et contre la Pologne sont-elles comparables ?

par Jacques Ziller - 19 novembre 2021

Les relations entre les cours nationales, spécialement les Cours constitutionnelles, et la Cour de justice de l’Union européenne sont parfois conflictuelles, comme le montrent les récents échanges entre Cour constitutionnelle allemande ou le Tribunal constitutionnel polonais et la Cour de justice. Ce sont souvent des questions fondamentales, comme celles liées à l’État de droit ou aux programmes de sauvegarde économique de l’Europe et de ses États, qui sont ainsi en cause.

Jacques Ziller, ancien professeur à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et à l’Université de Pavie (Italie), le montre ci-dessous à propos des procédures d’infraction dirigées par la Commission européenne contre l’Allemagne et la Pologne, auxquels ces deux États ont répondu de manière contrastée.

Justice-en-ligne devrait consacrer, d’ici peu, un article plus particulier à la contestation frontale, par le Tribunal constitutionnel polonais, de la primauté du droit européen sur la Constitution polonaise.

1. Le 9 juin 2021, la Commission européenne engageait une procédure d’infraction contre l’Allemagne à la suite du jugement de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne (« Bundesverfassungsgericht ») du 5 mai 2020 , précédemment commenté sur Justice-en-ligne

La Cour avait enjoint au Parlement (Bundestag), au Gouvernement (« Bundesregierung ») et à la Banque centrale (« Bundesbank ») fédérales de s’opposer à l’application du programme d’achat de titres publics dénommé « PSPP », en cours depuis 2015, si la Banque centrale européenne ne démontrait pas de façon convaincante avant le 5 août 2020 qu’elle avait respecté le principe de proportionnalité dans l’adoption et la mise en œuvre de ce programme.

2. Le 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel (Trybunał Konstytucyjny) de la Pologne déclarait par un jugement n° K 3/21 que deux articles du Traité ‘sur l’Union européenne’ (TUE) sont incompatibles avec plusieurs dispositions de la Constitution polonaise et ne doivent donc pas être appliqués en Pologne.

Il s’agit de l’article 1er, premier et deuxième alinéas – relatifs à l’institution de l’Union européenne et à une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe –, en liaison avec l’article 4, paragraphe 3 – relatif à la coopération loyale entre l’Union et les États membres –, de même que l’article 19 paragraphe premier – relatif à la Cour de justice de l’Union européenne, du Traité.

Ce jugement était rendu sur demande déposée à la Cour constitutionnelle plusieurs mois auparavant par le Gouvernement polonais dans le cadre d’une série de procédures d’infraction engagées contre la Pologne par la Commission du fait des réformes par lesquelles la législation polonaise a remis en cause l’indépendance de ses juges.

Le 27 octobre 2021, la Cour de justice adoptait à propos ces réformes une mesure provisoire condamnant la Pologne à une astreinte d’un million d’euros par jour tant qu’elle ne mettrait pas fin à l’activité de la Chambre disciplinaire de la Cour suprême, dont la Cour européenne avait constaté l’incompatibilité avec le principe clé de l’État de droit qu’est l’indépendance de la justice.

3. De nombreux commentateurs ont affirmé alors que la Cour polonaise avait en quelque sorte suivi le précédent établi par la Cour allemande en s’opposant à la primauté du droit de l’Union européenne par rapport aux constitutions des États membres.

Qu’y a-t-il de commun entre les deux affaires ?

4. La procédure d’infraction, régie par les articles 258 à 260 du Traité ‘sur le fonctionnement de l’Union européenne’ (TFUE), a été établie par le traité de Paris du 18 avril 1951 ‘instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier’ (CECA) et reprise par le Traité de Rome du 27 mars 1957 ‘instituant la Communauté économique européenne’, remplacé par le TFUE depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009.

La procédure n’a pas changé depuis le Traité de Rome, si ce n’est que le Traité de Maastricht, entré en vigueur le 1er novembre 1993, a établi la possibilité pour la Cour de justice de l’Union européenne, à la demande de la Commission européenne, d’établir des sanctions financières et/ou des astreintes contre les États membres récalcitrants.

L’astreinte n’est pas comparable à une amende : elle a simplement pour but d’inciter l’État condamné à exécuter au plus vite le jugement de la Cour et cesse donc d’être appliquée si l’État membre fait ce qui lui a été demandé.

5. La Commission engage formellement une procédure d’infraction par une « lettre de mise en demeure » envoyée au gouvernement d’un État membre – comme le 9 juin 2021 à l’encontre de l’Allemagne – dans laquelle elle précise quel est le « manquement » qu’elle reproche à l’État membre et lui demande ce qu’il compte faire pour y remédier. Le gouvernement a normalement deux mois pour répondre à cette lettre.

6. C’est ce qu’a fait le Gouvernement allemand par une lettre du 8 août 2021, qui n’a pas été publiée, mais dont le contenu a été commenté par la presse allemande.
Le Gouvernement fédéral s’y serait montré très conciliant dans le ton : selon lui, la Cour constitutionnelle fédérale n’aurait en réalité pas remis en cause le principe de primauté, auquel l’Allemagne est attachée, par son arrêt du 5 mai 2020. Cela serait démontré par le fait qu’à la suite des explications fournies par la Banque centrale européenne à la Bundesbank et au Gouvernement fédéral, il n’a finalement pas été mis fin au programme PSPP en Allemagne et que la Cour allemande l’a accepté.

La Commission est parfaitement libre en droit de s’estimer satisfaite – comme elle le fait très souvent dans les procédures d’infraction – ou au contraire de passer à l’étape suivante.

7. Le Gouvernement polonais, de son côté, après avoir dans certains cas affirmé que les réformes adoptées à sa demande par le Parlement ne remettaient pas en cause l’indépendance de la justice, a finalement décidé de saisir sa Cour constitutionnelle pour lui demander d’affirmer que c’est toujours la Constitution polonaise qui doit s’appliquer en cas de contradiction avec le droit de l’Union, d’où le jugement du 7 octobre 2021.

8. La deuxième étape, éventuelle, d’une procédure d’infraction est l’émission d’un « avis motivé », dans lequel la Commission précise pourquoi la réponse du gouvernement à sa lettre de mise en demeure ne la convainc pas, en quoi consiste dans les détails le manquement qu’elle constate, quelles sont les mesures que le gouvernement doit adopter pour y mettre fin et dans quel délai.

9. Dans le cas de la procédure enclenchée contre l’Allemagne le 9 juin 2021, l’on ne sait pas encore, au 1er novembre 2021, si la Commission est ou non satisfaite des explications, ni ce qu’elle entend faire.

La Commission n’est tenue par aucun délai pour décider ou non d’enclencher la troisième étape de la procédure d’infraction et, si elle décide de ne pas le faire, elle n’est pas tenue à motiver cette décision.

Dans le communiqué de presse de la Commission au mois de juin, la Commission soulignait le risque que l’arrêt du 5 mai 2020 ne créée un dangereux précédent que d’autres Cours pourraient être tentées de suivre.

Le 21 avril 2021, en fait, le Conseil d’État français avait clairement affirmé qu’il n’avait pas le pouvoir de contrôler si les institutions de l’Union européenne allaient au-delà des compétences qui lui sont attribuées par les traités (contrôle dit de l’ultra-vires) – contrairement à ce que la Cour allemande affirmait pour des cas exceptionnels comme celui qui aurait pu se concrétiser selon elle avec le programme PSPP.

La Cour constitutionnelle polonaise en revanche semble s’attribuer un tel pouvoir ; il faut dire « semble » car les motifs du jugement n’ont pas été publiés et l’on ne dispose que d’un communiqué de presse.

10. La troisième étape d’une procédure d’infraction est la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne, pour qu’elle juge si, et dans quelle mesure, il y a manquement de la part d’un État membre.

La Cour peut être saisie par la Commission ou par un autre État membre ; mais, alors qu’il y a eu plusieurs milliers de saisines par la Commission depuis l’entrée en vigueur des traités de Rome au 1er janvier 1958, il n’y a guère eu qu’une dizaine de saisines par des gouvernements d’États membres.

11. La saisine par la Commission est un mécanisme central du droit de l’Union, qui a pour but d’assurer que tous les États s’acquittent des obligations que leur impose le droit communautaire.

La sanction d’un tel manquement constaté par la Cour est l’obligation d’exécuter l’arrêt, qui peut être assortie d’une sanction financière ou d’une astreinte, comme dans le cas de la Pologne avec l’ordonnance de la Cour de justice du 27 octobre 2021.

Au cas où un gouvernement refuserait de verser au budget de l’Union européenne les sommes dues, la Commission peut effectuer une compensation en déduisant ces sommes des versements qui doivent être effectués du budget européen à celui des États membres concernés dans le cadre des programmes financés par l’Union. Pour les traités internationaux autres que ceux de l’Union, la seule sanction est par contre le fait pour d’autres États membres de cesser d’observer leurs obligations à l’égard de l’État en manquement ou d’adopter des représailles à l’égard de celui-ci – à l’exception de l’usage de la force militaire.

12. En l’absence d’études statistiques précises, l’indicateur principal de l’efficacité des procédures d’infractions est le fait que les saisines de la Cour de justice de l’Union européenne par la Commission du fait de l’absence d’application d’un jugement de cette dernière sont assez peu nombreuses, guère plus d’une dizaine par an pour environ cinq cents jugements. Plus que la crainte de sanctions financières, ce qui pousse les gouvernements à respecter les jugements est qu’ils sont conscients qu’il s’agit du moyen de rendre effectif un droit – celui de l’Union européenne – qui établit des droits et avantages pour leurs citoyens, qui compensent très largement les éventuelles restrictions qui découlent des obligations qui leur sont imposées.

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Ancien professeur à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et à l’Université de Pavie (Italie)

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