Normalement, les juridictions observent le secret du délibéré : le public a bien sûr le droit de connaître les jugements et ceux-ci sont publics, mais ce que chaque juge a décidé et ce qu’il a dit au cours des délibérations n’a pas à être connu.
Dans la majorité des pays, en tout cas dans le système dit continental, on ne sait même pas, en général, si un jugement a été rendu à l’unanimité des juges ou à la majorité. Et l’opinion de chacun des juges n’est donc pas divulguée : seul compte le jugement global, qui est collégial (sauf bien entendu dans les cas du juge unique).
Dans les pays de tradition anglo-saxonne au contraire, et notamment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis d’Amérique, la pratique est depuis longtemps qu’un juge qui n’est pas d’accord avec la majorité de ses collègues et donc avec le jugement a le droit de rendre publique son opinion minoritaire. Elle est appelée dissidente s’il est en désaccord avec la solution, concordante s’il approuve la solution mais n’est pas d’accord avec le raisonnement qui aboutit à cette solution.
Dans les juridictions internationales, les deux pratiques existent. En particulier, à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, c’est la tradition anglo-saxonne qui a été introduite. Les arrêts de la Cour indiquent donc à quelle majorité ils ont été adoptés (unanimité, six contre un, cinq contre deux, etc.), et les juges ont le droit de rédiger une opinion séparée, dissidente ou concordante, qui est jointe au texte de l’arrêt publié. Par contre, à Luxembourg, à la Cour de justice de l’Union européenne, la règle est inverse : les opinions séparées n’existent pas et, logiquement, les arrêts ne disent jamais s’ils ont été adoptés unanimement ou à la majorité.
Il en va de même au sein des juridictions de Belgique ou de France, comme par exemple les Cours de cassation, les Conseils d’État de ces deux pays ou encore leurs juridictions constitutionnelles (respectivement la Cour constitutionnelle et le Conseil constitutionnel).
Les deux systèmes ont des avantages et des inconvénients.
Lorsque les juges peuvent faire connaître leur opinion séparée, il y entorse au principe du secret du délibéré, et chaque juge peut être critiqué soit pour avoir implicitement approuvé la solution de la majorité, soit pour avoir explicitement divergé par rapport à celle-ci. En outre, un arrêt rendu à une faible majorité (par exemple par quatre voix contre trois, ou même cela arrive à Strasbourg par neuf voix contre huit) est quelque peu affaibli quant à son autorité, au moins psychologiquement (en droit tout arrêt a la même autorité). L’avantage principal de cette pratique est cependant de permettre d’exposer les différents points de vue possibles sur le même problème juridique, ce qui a beaucoup d’intérêt pour les juristes mais aussi pour les justiciables, leurs avocats, etc. Le droit n’est pas une science exacte !
Inversement, dans un système tel que celui de Luxembourg, l’absence d’opinions séparées protège les juges contre des critiques personnalisées, et renforce l’idée que tout arrêt a la même autorité (l’unanimité est en quelque sorte présumée, au moins fictivement). Mais la possibilité de confronter différents points de vue sur les problèmes en cause n’existe pas.
Pour continuer la comparaison entre les Cours de Strasbourg et de Luxembourg, il faut remarquer qu’à Strasbourg il n’existe que des juges, alors qu’à Luxembourg il existe aussi des avocats généraux, qui jouent un rôle comparable à celui des rapporteurs publics et des auditeurs au sein des Conseils d’État de France et de Belgique et à celui du ministère public au sein des Cours de cassation de ces mêmes pays. L’avocat général, avant l’audience et donc avant le jugement, exprime publiquement sa propre opinion sur l’affaire (ce sont les conclusions) ; en revanche, il ne participe nullement aux délibérations et à l’adoption de la solution : il est en quelque sorte un jurisconsulte indépendant, dont l’avis éclaire les juges, sans les contraindre.
Cette observation montre que les deux grands systèmes européens sont en quelque sorte symétriques. L’exposé des différentes solutions juridiques possibles est assuré à Strasbourg par l’existence des opinions dissidentes ou concordantes, et à Luxembourg par l’existence des conclusions de l’avocat général. Si donc chaque pratique a des avantages et des inconvénients, l’expérience prouve que chaque Cour est satisfaite de son système, et que nul ne songe sérieusement à le changer.
Votre point de vue
mario Le 24 septembre 2014 à 03:07
il faudra pour une meilleure administration et discernement de la justice en libre expression de la philosophie juridique.
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E.G. Le 16 janvier 2012 à 09:35
Bonjour,
Deux petites questions relatives à la question des opinions dissidentes :
1) Une proposition de loi spéciale existe pour introduire le système des opinions dissidentes au sein de la Cour Constitutionnelle belge. Selon vous, ce système est-il opportun dans le contentieux constitutionnel belge ?
2) Pour éviter les critiques personnalisées à l’encontre des juges, pourrait-on imaginer un système d’opinions dissidentes "anonymes", par lequel un juge peut exprimer son point de vue - dans l’intérêt scientifique - sans toutefois dévoiler son identité ? Un tel système existe-t-il dans le monde ?
Merci beaucoup.
E.G.
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