1. Bien que la Convention européenne des droits de l’homme ne contienne pas de disposition explicite en matière de nom, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est fixée en ce sens que le nom d’une personne, en tant que moyen déterminant d’identification personnelle et de rattachement à une famille, relève de la vie privée et familiale de celle-ci. Que l’État et la société aient intérêt à en réglementer l’usage ne suffit pas pour exclure la question du nom des personnes du domaine de la vie privée et familiale conçue comme englobant, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer des relations avec ses semblables.
La Cour européenne des droits de l’homme a par ailleurs eu l’occasion de rappeler l’importance d’une progression vers l’égalité des sexes et de l’élimination de toute discrimination fondée sur le sexe dans le choix du nom de famille, estimant que la tradition de manifester l’unité de la famille à travers l’attribution du nom du père ne peut justifier une discrimination envers les femmes.
2. Ainsi, dans l’arrêt Cusan et Fazzo c. Italie du 7 janvier 2014, la Cour a pu estimer que les autorités italiennes, en refusant aux requérants de faire droit à leur demande tendant à ce que leur fille se voie attribuer le nom de famille de sa mère, avaient violé l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et familiale), combiné avec l’article 14 (interdiction de la discrimination), dès lors que la détermination du nom de famille des enfants nés de parents mariés s’était faite uniquement sur la base d’une discrimination fondée sur le sexe des parents.
Il est toutefois intéressant de souligner que la Cour reconnaît que la règle voulant que le nom du mari soit attribué aux enfants « légitimes » peut s’avérer nécessaire en pratique et n’est pas forcément en contradiction avec la Convention. C’est l’impossibilité d’y déroger qui, aux yeux de la Cour, est trop rigide et discriminatoire envers les femmes.
3. L’arrêt León Madrid c. Espagne du 26 octobre 2021 s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Cusan et Fazzo.
La Cour conclut à une violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention au motif qu’en l’absence de consentement des deux parents, la législation espagnole applicable à l’époque des faits imposait que le nom de famille du père fût donné en premier, sans possibilité pour le juge de prendre en compte les circonstances particulières du cas d’espèce (notamment, en l’occurrence, l’insistance initiale du père pour convaincre la requérante d’interrompre la grossesse ou encore le fait que l’enfant portait les noms de famille de la mère depuis sa naissance et pendant plus d’un an, faute de reconnaissance immédiate du père).
C’est à nouveau le caractère automatique de l’application de la loi en cause, sans dérogation possible, qui ne trouve pas grâce aux yeux de la Cour et se révèle discriminatoire envers les femmes.
4. On relèvera que la législation espagnole actuellement en vigueur a abandonné cette automaticité, privilégiant l’égalité entre les hommes et les femmes sur le maintien des traditions pour se conformer à la réalité sociale. Ainsi, désormais, en cas de désaccord entre les parents, il appartient au juge chargé de l’état civil de décider de l’ordre d’attribution des noms de famille de l’enfant en prenant comme critère principal l’intérêt supérieur de l’enfant.
5. Qu’en est-il en Belgique ?
Sous l’impulsion de l’arrêt Cusan et Fazzo, le législateur belge a instauré, le 8 mai 2014, l’égalité de l’homme et de la femme dans le mode de transmission du nom de famille à l’enfant en permettant aux parents, lorsque les deux filiations sont établies en même temps (enfant né dans le mariage, enfant né hors mariage mais reconnu avant la naissance ou au moment de celle-ci), de choisir le nom du père, de la mère ou le double nom dans l’ordre qu’ils déterminent.
Le même système a été mis en place par une loi du 15 mai 2014 lorsque l’enfant est « issu » d’une mère et d’une coparente.
6. Initialement, en cas de désaccord entre les parents ou d’absence de choix, le législateur avait privilégié la transmission du nom du père ou de la coparente.
Cette solution n’avait toutefois pas passé le cap de la Cour constitutionnelle qui, par un arrêt n° 2/2016 du 14 janvier 2016, avait annulé l’article 335, § 1er, alinéa 2, troisième phrase, de l’ancien Code civil. La Cour avait considéré que cette disposition violait les articles 10, 11 et 11bis, alinéa 1er, de la Constitution (principes d’égalité et de non-discrimination et d’égalité entre les sexes) en ce qu’elle traitait de manière différente des personnes se trouvant dans des situations similaires, à savoir les pères et les mères d’un enfant, dans leur droit de transmettre leur nom de famille à leur enfant.
Pour répondre à cet arrêt d’annulation, la loi du 25 décembre 2016 a prévu qu’en cas de désaccord entre les parents ou en l’absence de choix, c’est le double nom par ordre alphabétique qui s’impose.
7. Par un arrêt n° 162/2016 du 14 décembre 2016, la Cour constitutionnelle a par ailleurs pu considérer que les articles 10, 11 et 22bis de la Constitution (principes d’égalité et de non-discrimination et droits de l’enfant), lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit au respect de la vie privée et familiale et non-discrimination), n’étaient pas violés en ce que les dispositions du Code civil ne prévoient aucun contrôle de l’intérêt de l’enfant dans l’attribution du nom. La Cour a exclu tout pouvoir d’appréciation du juge en cas de désaccord entre les parents, estimant qu’il convient de fixer de manière simple, rapide et uniforme le nom d’un enfant dès sa naissance, conformément à l’article 7 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant.
8. Le système mis en place par le législateur belge et validé par la Cour constitutionnelle ne laisse ainsi, en cas de désaccord entre les parents, aucune place à la prise en considération par le juge des circonstances particulières de la cause et surtout de l’intérêt supérieur de l’enfant, privilégiant un système automatique fondé sur le seul critère de l’ordre alphabétique.
Si l’égalité entre les hommes et les femmes semble respecté, dès lors qu’il n’y a aucune préférence accordée à l’un ou l’autre sexe dans le choix de l’ordre des noms, il reste qu’il pourrait y avoir du sens, à l’instar de ce qu’a mis en place le législateur espagnol, à privilégier en cas de désaccord une solution conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant, déterminé in concreto, plutôt que de préférer une solution abstraite et prédéterminante fondée sur un critère purement aléatoire.
La Cour de Strasbourg n’y verrait assurément aucune violation de la Convention dès lors que c’est précisément l’impossibilité de déroger à une règle abstraite qui est à ses yeux susceptible d’entrainer une discrimination.