1. En droit du commerce international, le règlement des différends entre les entreprises qui font des investissements et les État concernés par des arbitrages privés (généralement connu sous l’acronyme « ISDS » pour « Investor-to-State Dispute Settlement »), a connu en quelques décennies un succès remarquable.
Ce recours à l’arbitrage privé est censé garantir un règlement rapide et impartial des différends qui opposent les investisseurs aux autorités de l’État où l’investissement a lieu. Ce succès est tel que l’ISDS a été incorporé dans près de 2361 traités d’investissement, dont le traité sur la charte de l’énergie (ci-après : « le TCE »), auquel l’Union européenne et tous ses États membres, à l’exception de l’Italie, sont parties.
2. Le TCE a été conclu à la fin de la guerre froide, en 1994, en vue de garantir la transition politique et économique des marchés de l’énergie dans les pays d’Europe centrale et orientale et de l’ancienne Union soviétique. Fervente partisane de ce traité multilatéral, l’Union européenne cherchait ainsi à protéger les investissements des sociétés occidentales en Europe centrale et orientale.
Ainsi, le TCE prévoit-il qu’un investisseur d’un État contractant peut, en cas de litige concernant ses investissements en matière d’énergie sur le territoire de l’autre État contractant, introduire un recours contre celui-ci devant un tribunal arbitral ad hoc.
3. À la différence de l’arbitrage commercial, les tribunaux arbitraux résultent du traité lui-même et non pas de l’autonomie de la volonté des parties au litige.
En outre, les États parties à ces tribunaux ont consenti à soustraire les litiges d’investissement à la compétence de leurs propres juridictions, dans le dessein d’attirer les investisseurs étrangers.
Le montant des compensations accordées par ces tribunaux, la rapidité des procédures ainsi que leur confidentialité répondent assurément mieux aux attentes des investisseurs que les procédures juridictionnelles classiques.
4. Dotée récemment d’un règlement sur le climat, l’Union européenne est en passe d’adopter, dans le cadre du Green Deal, bon nombre de mesures réglementaires qui garantissent une décarbonisation de la production énergétique.
Si ces mesures auront pour effet d’accroître les investissement dans les énergies vertes, elles entraîneront en revanche un déclin significatif des investissements dans les énergies fossiles à travers l’Europe et affecteront les droits conférés par le TCE aux investisseurs étrangers.
5. Or, d’après ses critiques, le TCE ferait peser, par le biais de son mécanisme d’arbitrage privé, une épée de Damoclès sur les mesures réglementaires destinées à mettre fin aux combustibles fossiles.
Leurs craintes sont-elles exagérées ?
Le TCE a d’ores et déjà donné lieu à plus de 136 litiges, dont la grande majorité concernent des États européens. L’Espagne est actuellement la principale cible des investisseurs privés. Par ailleurs, il y a quelques semaines, la société allemande RWE a réclamé aux Pays-Bas une compensation d’1,4 milliard d’euros en raison de l’abandon progressif du charbon d’ici 2030.
6. Avec l’élargissement de l’Union européenne à l’Europe de l’Est en 2004 et l’essor d’un marché unique de l’énergie, le TCE a perdu son intérêt initial pour l’Union européenne.
Celle-ci et plusieurs de ses États membres souhaiteraient l’aligner sur l’Accord de Paris sur le climat et supprimer le recours à la procédure d’arbitrage ISDS. Or, les ambitions de réformer le TCE buttent sur la règle de l’unanimité qui prévaut, ainsi que sur l’opposition de plusieurs États tiers.
À choisir entre la peste et le choléra, il ne resterait plus à l’Union européenne que de dénoncer le TCE, comme l’Italie l’a fait en 2016.
7. Or, la dénonciation éventuelle du TCE par l’Union européenne et ses États membres ne relève plus de l’utopie.
Cette solution paraît désormais confortée par un arrêt rendu le 2 septembre dernier par la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne.
Dans un litige à première vue étranger à l’Union, dans la mesure où il opposait la Moldavie à une société ukrainienne d’énergie, la compatibilité du mécanisme ISDS institué par le TCE avec le droit de l’Union fut soulevé devant la Cour de justice de l’Union européenne. Cette dernière avait été interrogée, à titre préjudiciel, par la Cour d’appel de Paris dans le cadre d’un recours en annulation introduit par la Moldavie contre une sentence arbitrale qui avait été rendue par un tribunal ad hoc institué par le TCE et siégeant à Paris. Le litige portait sur la compétence de ce tribunal en rapport avec la qualification de la vente d’électricité par une entreprise privée à la Moldavie. Cette vente constituait-elle un investissement (ce qui justifiait l’application du TCE) ou une créance (ce qui aurait rendu la sentence arbitrale contraire à l’ordre public français, c’est-à-dire aux règles fondamentales du droit français, et qui aurait donc justifié l’annulation de la sentence arbitrale) ?
8. La Cour s’est tout d’abord déclarée compétente pour statuer sur les dispositions du TCE étant donné que cet accord conclu par l’UE constitue un acte juridique propre à cette organisation.
La question se posait si la jurisprudence Achmea (du nom d’un arrêt de la Cour de justice du 6 mars 2018, C 284/16) pouvait être transposée à ce différend.
Dans cet arrêt qui fit couler beaucoup d’encre, la Cour avait jugé que le recours à un tribunal arbitral institué sur le fondement d’un traité d’investissement conclu entre les Pays-Bas et la Slovaquie n’était, au sein de l’ordre juridique de l’Union, pas permis au motif qu’il porte atteinte à l’autonomie du système juridique de celle-ci.
Or, le TCE traité multilatéral conclu par l’UE n’est a priori pas pleinement assimilable au traité bilatéral d’investissement au cœur de l’arrêt Achmea.
La Cour de justice a jugé que le fait que l’Union européenne soit partie au TCE et, partant, soit liée par ce traité n’oblitérait pas l’incompatibilité du mécanisme ISDS avec le droit de l’Union européenne. D’une part, le traité international (qu’il soit bilatéral ou multilatéral) a pour effet d’instituer un mécanisme de protection juridictionnelle extérieur au système juridictionnel étatique, alors que, d’autre part, ces tribunaux arbitraux sont susceptibles d’interpréter un traité qui relève du droit de l’Union sans constituer pour autant une juridiction étatique et coopérer avec la Cour de justice. En d’autres termes, pareil traité fait échapper un tribunal arbitral créé par lui à l’obligation qu’ont pourtant en principe toutes les juridictions des vingt-sept États membres de respecter la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et, notamment, de lui poser une question préjudicielle lorsque, pour juger un litige, il faut se demander si un texte européen est bien conforme aux règles supérieures ou qu’il faut interpréter le droit européen, ce qui garantit son application uniforme.
En associant les juridicions nationales à l’œuvre jurisprudentielle de la Cour de justice, conformément à l’article 19, § 1er, alinéa 2, du Traité sur l’Union européenne, ce mécanisme est devenu la « clé de voûte » (arrêt Achmea précité, point 37) du système juridictionnel européen. Il constitue ainsi l’archétype d’une représentation de l’Union, au sein de laquelle le juge national, en tant que rouage du système juridictionnel, est le garant de l’État de droit.
9. On se souviendra que, le 5 mai 2020, en vue de se conformer aux enseignements de l’arrêt Achmea, 23 États membres ont conclu un accord portant extinction de 181 traités bilatéraux d’investissement qu’ils avaient conclus entre eux.
Divisés sur la compatibilité du TCE avec le droit de l’Union, les États membres n’avaient pas prévu de dénoncer ce traité.
Désormais, la clause d’arbitrage privé prévu dans le TCE est jugée incompatible avec le droit de l’Union.
À choisir entre la peste et le choléra, il ne resterait plus à l’Union européenne que de dénoncer le TCE comme l’Italie l’a fait en 2016.