La désobéissance civile dans le contexte de l’urgence écologique : la liberté d’expression peut-elle justifier la commission d’une infraction ?

par Marie Jadoul - 24 novembre 2021

Plusieurs décisions de justice ont acquitté des personnes poursuivies pour avoir commis des infractions pénales dans le cadre d’actions de protestation contre l’inaction ou l’insuffisance d’action de la part de gouvernements face aux dérèglements environnementaux actuels. Plusieurs d’entre elles sont commentées dans le présent dossier .

Pour motiver certaines de leurs décisions, comme un précédent article l’a montré, les juges concernés ont considéré que le comportement de ces personnes était justifié par l’état de nécessité.

D’autres décisions d’acquittement, dans des affaires de désobéissance civile, se fondent sur la liberté d’expression.

Marie Jadoul, assistante et doctorante à l’Université Catholique de Louvain, qui a rédigé le précédent article, revient sur cette problématique, par le prisme cette fois de la liberté d’expression.

1. Dans le contexte de l’urgence écologique que nous connaissons actuellement (pour le rappel du contexte, il est renvoyé aux points 1 à 3 de l’article intitulé « La désobéissance civile dans le contexte de l’urgence écologique : l’état de nécessité permet-il de justifier la commission d’une infraction ? »), l’on peut se poser la question de savoir si les comportements des activistes lors de manifestations ou d’actions de protestation dans l’espace public au sujet de l’inaction des gouvernements en matière environnementale sont couverts, ou non, par la liberté d’expression.

2. Qu’est-ce que la liberté d’expression ?

Elle est une valeur fondamentale de la démocratie, protégée par plusieurs instruments, tantôt internationaux, européens, régionaux ou nationaux. En Belgique, la liberté d’opinion et d’expression est consacrée à l’article 19 de la Constitution. Les articles 24 et 25 de la Constitution consacrent, quant à eux, la liberté d’enseignement et la liberté de la presse.

L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protège ce droit et précise qu’il comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».

3. Comme presque tous les droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression connait des exceptions ou des restrictions qui doivent, toutefois, comme le rappelle la Convention « constituer des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » (article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme).

4. Actuellement, la liberté d’expression n’est pas reconnue en droit belge en tant que cause de justification.

Pour rappel, une cause de justification est un ensemble de circonstances invoqué par la personne poursuivie (le « prévenu » ou l’« accusé ») devant le juge pénal, ayant pour effet d’enlever le caractère illicite du comportement adopté par celui-ci dans le cas où le juge l’admet.

L’individu est donc considéré avoir agi non plus en violation de la loi mais conformément à celle-ci.

5. Toutefois, en France, plusieurs affaires pénales récentes ont amené les juges pénaux à admettre la liberté d’expression en tant que cause de justification.

L’enjeu est évidemment de taille car, dans le cas où l’individu inquiété parvient à démontrer qu’il a agi sous le couvert de la liberté d’expression justifiant la commission de l’infraction qui lui est reprochée, il en sera acquitté par le juge ; il est également renvoyé sur ce point à l’article mentionné plus haut qui concerne l’état de nécessité.

À titre d’exemple, le Tribunal correctionnel d’Auch (France) a, dans une décision inédite (c’est-à-dire non publiée pour l’heure dans une revue juridique) du 13 octobre 2020, acquitté des activistes qui étaient poursuivis du chef de vol en réunion commis le 8 juin 2019 et le 16 juillet 2019 pour avoir dérobé le portrait du Président de la République au sein de trois mairies françaises dans le cadre de l’opération « Décrochons Macron » organisée en 2019 par l’association ANV COP 21 un peu partout à travers la France.

Ces activistes ont donc été acquittés sur la base de la liberté d’expression, ainsi érigée en cause de justification.

6. Dans cette décision, le Tribunal a ainsi appliqué la jurisprudence dégagée par la Cour européenne des droits de l’homme de même que les principes retenus par la Cour de cassation française dans un arrêt du 26 février 2020 (Cass. fr., chambre criminelle, 26 février 2020, Journal des Tribunaux, 2020, pp. 421 et s., obs. Fr. KUTY, « Exhibitionnisme, protestation politique, exercice de la liberté d’expression et proportionnalité de la répression pénale ».

Dans cette dernière affaire, le 5 juin 2014, une femme s’était rendue au Musée Grévin à Paris en mettant à nu sa poitrine dans la salle consacrée aux statues de cire de dirigeants politiques mondiaux. Sur sa poitrine, figurait l’inscription « Kill Putin ». Cette femme, appartenant au mouvement Femen, a vandalisé la statue du président russe à coup de pieu, revendiquant le caractère « politique » de son geste. Elle a été poursuivie pour ces faits.

7. Le Tribunal correctionnel d’Auch – revenons-y – a ainsi appliqué les critères et principes dégagés de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de cassation française de la façon suivante.

Premièrement, il a considéré que le comportement des activistes s’inscrivait dans le cadre d’un débat d’intérêt général visant à alerter les pouvoirs publics et à informer la population de la situation urgente en matière environnementale, en considérant que la problématique relative aux dérèglements climatiques était une « question primordiale pour l’humanité » et son devenir.

Deuxièmement, il a considéré que l’action des activistes était nécessaire au regard du but recherché par ceux-ci, constatant qu’il y avait un contexte temporel particulier, à savoir un laps de temps court entre la commission de l’infraction et le sommet du G7 organisé en France au mois d’août 2019.

Troisièmement, il a mis en évidence le caractère proportionné de l’action menée par les activistes, en indiquant que cette action de protestation dans l’espace public avait été menée sans violence ni animosité, sans menace et pression quelconque, avec une intensité minimale.

Quatrièmement, le Tribunal a relevé que toute sanction pénale (emprisonnement, amende, etc.), même assortie d’un sursis (c’est-à-dire d’un délai d’épreuve), serait disproportionnée au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme au vu du casier judiciaire totalement vierge des activistes.

8. À l’heure actuelle, plusieurs pourvois sont pendants devant la Cour de cassation française concernant les affaires des « décrocheurs de portraits » français. La Cour de cassation française sera donc amenée à se positionner très prochainement.

Reste à voir si cette (ces) affaire(s) entraineront, ou non, une contagion sur la scène pénale belge.

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Marie Jadoul


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assistante et doctorante à l’Université catholique de Louvain

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