Les marques et la politique ne font pas bon ménage [ou : quand le rouge et le noir (et jaune) ne s’épousent pas]

par Bernard Vanbrabant - 10 novembre 2020

Saisie par Bpost, la justice vient de condamner le Vlaams Belang pour avoir fait usage de l’uniforme des postières dans sa propagande politique.

Ceci mérite un coup d’éclairage, que nous propose ci-dessous Bernard Vanbrabant, chargé de cours à l’Université de Liège

« Et quand vient le soir,
Pour qu’un ciel flamboie,
Le rouge et le noir
Ne s’épousent-ils pas ? »
Jacques Brel, ’Ne me quitte pas’

1. On sait que le Vlaams Belang, dont le budget publicitaire est considérable (lors de la dernière campagne électorale, le Vlaams Belang a dépensé quelque 400.000 euros sur Facebook, ce qui est bien davantage que tout autre parti en Belgique : voy. DdM, « L’énorme montant dépensé par le Vlaams Belang pour sa communication sur Facebook », La Libre Belgique , 27 mai 2019), est adepte des campagnes de communication innovantes.

À l’occasion de la dernière fête de la Communauté flamande, le 11 juillet 2020, le « Belang  » a ainsi encouragé la population à « colorer » la Flandre à ses couleurs, le jaune et le noir. À cet effet, le parti a organisé l’envoi à la population de milliers de petits drapeaux représentant le « Vlaamse Leeuw » (le jugement dont il est question ci-dessous ne précise pas si les lions portaient une langue et des griffes rouges ; sur la controverse relative à la connotation du Lion flamand (entièrement) noir, voy. Gianni Paelinck, « De zwarte Vlaamse Leeuw : een ‘collaboratievlag’ of niet ? » ).

Ce coup de « comm’ », dénommée « Kleur Vlaanderen Vlaams », fut annoncée sur le site du parti et sur les réseaux sociaux au moyen d’une petite vidéo. Les douze premières secondes de cette vidéo montraient un (faux) facteur apportant à ses destinataires l’offrande du parti. Le facteur – ou plus précisément la factrice (factice) – revêtait un véritable uniforme de la poste (ou une copie servile de celui-ci).

2. Cette séquence ne fut pas du goût de Bpost, laquelle saisit le Tribunal pour que soit ordonné son retrait et ce, sur un double fondement : le droit des marques et le droit d’auteur.

3. À titre liminaire, le Tribunal écarte les fins de non-recevoir soulevées par le Vlaams Belang, notamment celle déduite de l’absence de personnalité juridique du parti : l’action est déclarée recevable à la fois en tant que dirigée contre le parti lui-même cité en la personne de Tom Van Grieken – le tribunal considère que ce dernier peut être présumé investi d’un mandat de représentation puisqu’il est le dirigeant du parti – et en tant que dirigée contre l’ASBL « Algemeen Vlaams Belang » ayant son siège social au même endroit que le parti. Le tribunal épingle au passage l’absence de transparence de la structure du Vlaams Belang.

4. Une fois balayée cette peau de banane, le tribunal se penche sur l’atteinte à la marque. La Poste est en effet titulaire d’une marque « figurative » – un logo (rouge) – enregistré auprès de l’Office Benelux de la propriété intellectuelle :

Or, les vidéos litigieuses reproduisaient, fût-ce en très petite taille, ce logo. Comme le constate le tribunal, le Vlaams Belang fait donc usage de la marque de Bpost, sans le consentement de cette dernière.

5. Élément intéressant (lié à une particularité du droit Benelux des marques) : l’usage litigieux est qualifié d’atteinte à la marque alors même qu’il n’a pas lieu « dans la vie des affaires », qu’il n’a pas pour but d’identifier des produits ou services de l’annonceur et qu’il n’existe aucun rapport de concurrence entre l’utilisateur (le Vlaams Belang) et le titulaire de la marque (Bpost) ; il ne s’agit donc pas d’une atteinte « classique » à la marque caractérisée par le risque de confusion. La fonction essentielle d’une marque est de permettre aux consommateurs de distinguer les produits ou services fournis par le titulaire de la marque, ou sous son contrôle, de ceux qui ont une origine commerciale différente, ce qui contribue au bon fonctionnement du marché concurrentiel ; l’atteinte classique au droit de marque est donc celui qui a lieu dans la vie des affaires et qui entraîne un risque de confusion dans le chef du public.

L’atteinte reprochée par Bpost, et constatée par le tribunal, est d’un autre type, qualifié de ternissement : l’usage de la marque de Bpost dans le contexte décrit ci-dessus, autrement dit sa récupération dans une campagne politique, est de nature à porter atteinte à la réputation de cette marque. En effet, selon les termes utilisés par le Tribunal,

« [e]n faisant usage de manière très proéminente de l’uniforme caractéristique de Bpost sur lequel apparait la marque dans une mise en scène qui parodie l’une des activités principales de Bpost, les parties défenderesses créent une association entre leur orientation politique et leur campagne, d’une part, et Bpost d’autre part, ce qui, prima facie, peut porter atteinte à la réputation neutre de la marque ».

Et le Tribunal de souligner que

« ce raisonnement vaut pour tout usage d’une marque par n’importe quel tiers de quelque tendance politique que ce soit dans le cadre d’une campagne ». Cette considération est peut-être opportune dans la mesure où elle désamorce la victimisation coutumière dans la rhétorique d’extrême droite. Il n’empêche que l’atteinte sera plus vite constatée – et plus vite dénoncée par le titulaire de la marque – lorsque le parti qui en fait usage se situe aux extrémités de l’échiquier politique.

6. Le tribunal constate en deuxième lieu une atteinte aux droits d’auteur dont peut se prévaloir Bpost sur la livrée (rouge, bleue et grise) de ses facteurs.

Se référant à une décision antérieure relative à des uniformes de police, le tribunal constate en effet que la tenue litigieuse présente un caractère original, en ce qu’elle résulte de choix créatifs librement opérés par son auteur. Sur la notion d’originalité, condition essentielle de la protection par droit d’auteur, voy. les arrêts Painer (en matière de photographie) et Cofemel (en matière de vêtements) de la Cour de justice de l’Union européenne ; il est également renvoyé à la contribution en open access de Julien Cabay et Alain Strowel sur ce thème.

7. Enfin, le tribunal relève, à bon droit, que la mesure sollicitée par Bpost, le retrait de la séquence litigieuse des vidéos, ne porte aucune atteinte excessive à la liberté d’expression revendiquée par le Vlaams Belang ; le principe de proportionnalité, qui conduit à mettre en balance les droits fondamentaux – en l’espèce le droit de propriété (intellectuelle) et le droit à la liberté d’expression (politique) – invoqués de part et d’autre est donc respecté.

8. On remarquera que le Vlaams Belang est coutumier du ternissement de marques (et, on va le voir, fâché avec la couleur rouge).

Dans une campagne intitulée « Vrouwen tegen islamisering » lancée en 2013, la sénatrice et ex « miss Belgique » Anke Van Dermeersch avait en effet utilisé le visuel suivant :

Les termes « steniging », « verkrachting », « hoer », « slet », « provocatie », « gematigde islam » et « sharia conform » signifiant respectivement « lapidation », « viol », « prostituée », « salope », « provocation », « islam modéré » et « conforme à la charia »...

Or, la semelle rouge des escarpins représentés en bas de la photo est la griffe du chausseur très réputé Christian Louboutin, et constitue une marque enregistrée (notons que la validité de cette marque a donné lieu à un contentieux, (provisoirement) tranché par la Cour de justice en faveur de Louboutin mais il s’agit là d’une autre question).

Saisi en référé par M. Louboutin, le Président du tribunal de commerce d’Anvers avait considéré que l’usage en question de la marque « red sole », en dehors de la vie des affaires, non seulement était susceptible de porter atteinte à la réputation de cette marque (ternissement) mais tirait en outre indûment profit de cette réputation et du caractère distinctif de la marque (parasitisme) (Prés. Civ. Anvers, 14 octobre 2013, Louboutin v. Van Dermeersch ). Anke Van Dermeersch s’était ainsi vu enjoindre de cesser l’usage de la marque de M. Louboutin.

Qu’à cela ne tienne : puisqu’elle ne pouvait utiliser la « red sole », la Miss-sénatrice avait modifié le visuel de ses affiches en colorant en jaune – what else ? – la semelle des escarpins censés symboliser la liberté féminine.

Mme Van Dermeersch dut cependant faire face à une autre action en justice, fondée cette fois sur... le droit d’auteur.

Rosea Lake, une étudiante canadienne de 19ans reprocha en effet à cette campagne de plagier l’œuvre, intitulée « Judgments », qu’elle avait réalisée comme travail d’étudiant et qui avait fait le tour de la toile :

L’étudiante reprochait surtout à la sénatrice du Belang de détourner le message de son œuvre – une invitation à ne pas juger les femmes sur la longueur de leur jupe – qui ne comportait pas de connotation islamophobe. Le juge anversois constata ici une atteinte à l’intégrité de l’œuvre et donc au droit moral, inaliénable, de l’étudiante, et fit interdiction à Mme Van Dermeersch de continuer à utiliser l’affiche litigieuse ou toute affiche constituant une adaptation des œuvres de la partie demanderesse.

9. Comme on le voit, tant le droit de marque, à travers le concept de ternissement, que le droit d’auteur, via le droit moral de l’auteur, permettent de faire obstacle au détournement d’objets cognitifs – respectivement des signes distinctifs et des œuvres artistiques – à des fins politiques. Dans les deux cas la volonté de préserver une réputation, celle de l’objet détourné (marque) ou celle de son auteur (droit moral), justifie l’intervention du juge.

Un examen minutieux n’en doit pas moins être opéré, car la liberté d’expression constitue également un droit fondamental qui doit être mis en balance avec le droit de propriété (intellectuelle). Dans le premier cas (droit des marques), un « juste motif » peut être avancé par l’utilisateur de la marque – par exemple la volonté de dénoncer la politique sociale ou environnementale de la société titulaire, comme il en allait dans les affaires Projet Voltaire c. Danone et Greenpeace c. Areva qui ont défrayé la chronique française au début des années 2000 (sur la parodie de marque en droit français, voy. B. Edelman, « L’exception de parodie appliquée au droit des marques », LEGICOM, 2001/2, n° 25, pp. 97 à 103 .

10. En droit d’auteur, l’exception de parodie, admise depuis bien longtemps par la jurisprudence, permet de justifier certains détournements d’une œuvre antérieure.

À cet égard, on ne peut évidemment s’empêcher d’évoquer encore l’affaire Deckmyn c. Vandersteen, dans laquelle le détournement de la couverture (rouge) d’un album de Bob et Bobette, opéré par Johan Deckmyn, un autre élu du Vlaams Belang, a donné à la Cour de justice de l’Union européenne l’occasion d’apporter certaines précisions quant aux contours de l’exception de parodie.
Le visuel litigieux, servant de couverture à un calendrier distribué sous la responsabilité de Deckmyn, prétendait dénoncer des dépenses du bourgmestre (socialiste) de la Ville de Gand en faveur des étrangers :

(« De wilde weldoener », que l’on peut traduire par « Le bienfaiteur indomptable » ; en français, le titre de l’album est « La tombe indoue »)

Assigné par les héritiers de Willy Vandersteen (l’auteur de Bob et Bobette), Johan Deckmyn invoquait pour sa défense l’exception, classique en droit d’auteur, relative à la parodie, à la caricature et au pastiche (sur le sujet de la parodie, voy. notre présentation ici).

Comme cette exception est reprise dans la directive européenne n° 2001/29 ‘sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information’, la juridiction d’appel belge décida d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur la portée de celle-ci (procédure dite de question préjudicielle).

Dans son arrêt du 3 septembre 2014 , la Cour dit pour droit que

« [l]a parodie a pour caractéristiques essentielles, d’une part, d’évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou une raillerie ».

La Cour précise que le bénéfice de l’exception de parodie ne peut être subordonné à d’autres conditions, qui étaient généralement imposées par la jurisprudence belge jusqu’alors, notamment l’exigence que la parodie ne soit pas simplement instrumentale mais ait pour but de tourner en dérision l’œuvre elle-même. Relevant que la parodie constitue « un moyen approprié d’exprimer une opinion » et que l’exception en cause poursuit un but d’intérêt général, la Cour retient ainsi une interprétation large de ce concept (alors même que les exceptions sont traditionnellement considérées, en droit, comme étant de stricte interprétation).

La Cour souligne toutefois la nécessité de « maintenir un ‘juste équilibre’ entre les droits et les intérêts des auteurs, d’une part, et ceux des utilisateurs d’objets protégés, d’autre part, en tenant compte de toutes les circonstances de l’espèce ». Elle relève à cet égard que les personnages qui, dans l’œuvre originale (de Vandersteen), ramassaient les pièces de monnaie jetées ont été remplacés (dans le tract du Vlaams Belang) par des personnes voilées et de couleur, en sorte que le dessin litigieux transmet (sous réserve de vérification par le juge national) un message discriminatoire.

La Cour souligne l’importance du principe de non-discrimination fondée sur la race, la couleur et les origines ethniques consacré tant par la Charte des droits fondamentaux (art. 21, paragraphe 1 : « Est interdite, toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ») que par la législation secondaire de l’Union européenne (principe concrétisé par la directive n° 2000/43/CE du Conseil de l’Union européenne, du 29 juin 2000, ‘relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique’, J.O., L 180, p. 22).

Dans ces conditions, conclut la Cour, les titulaires de droits d’auteur, tels que les
consorts Vandersteen « ont, en principe, un intérêt légitime à ce que l’œuvre protégée ne soit pas associée à un tel message ». C’est, remarquons-le, la même logique qui fonde la décision obtenue par l’étudiante canadienne Rosea Lake.

11. Pour en revenir à l’affaire Bpost, qui constitue l’occasion de ce billet, on relèvera, premièrement, que l’usage de la marque et de l’uniforme de la poste ne relevait aucunement de la parodie (au sens juridique du terme) et, deuxièmement, que le message véhiculé n’était (cette fois) pas véritablement discriminatoire mais plutôt nationaliste.

Il n’empêche que les entreprises n’aiment pas voir leurs marques associées, même de manière fortuite, à des opinions politiques, en particulier lorsque celles-ci, de tendance extrémiste, sont susceptibles de heurter une partie du public, qui constitue aussi la clientèle de l’entreprise. Cet usage risque de perturber l’image de marque que l’entreprise s’évertue à construire.

12. Le phénomène peut devenir plus dommageable encore pour l’entreprise lorsque sa marque devient, à son corps défendant, le symbole ou signe de ralliement d’un mouvement extrémiste.

Ainsi la marque britannique Fred Perry est-elle confrontée depuis quelques années, aux États-Unis, à l’usage de ses polos – frappés d’une couronne de lauriers – par les membres d’un groupuscule d’extrême droite, les « Proud Boys ». Ce groupe vient d’être mis sous les feux de la rampe suite à l’invitation à « se tenir prêts » que leur a lancé Donald Trump lors d’un meeting récent (voy. notamment Th. Defranne, « Qui sont les ‘Proud Boys’, ce groupe soutenu par Trump et dont le nom a été détourné par les LGBT ? » ).

Pouvant difficilement utiliser la voie judiciaire pour empêcher des particuliers de porter des polos légalement achetés, Fred Perry a pris la décision, pour prendre ses distances par rapport au mouvement néo-nazi, de retirer de la vente le modèle servant d’« uniforme » aux « Proud Boys » (voy. ici le communiqué de presse de Fred Perry ; bien avant que les « Proud Boys », et d’autres groupuscules suprémacistes blancs américains, ne jettent leur dévolu sur la marque Fred Perry, celle-ci avait été adoptée – dans les sixties - par le mouvement « skin head » en Grande Bretagne ; sur cette évolution, voy. Elizabeth Segran, « Why the far right Proud Boys co-opted these polo shirts » ). Un modèle... noir et jaune.

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