I. Les différentes méthodes particulières de recherche et la justification de la nécessité de l’infiltration civile
1. La loi du 22 juillet 2018 ‘modifiant le Code d’instruction criminelle et le titre préliminaire du Code d’instruction criminelle en vue d’introduire la méthode particulière de recherche’ est entrée en vigueur le 17 août 2018.
Elle ajoute l’infiltration civile aux trois méthodes particulières de recherche déjà prévues par le Code d’instruction criminelle que sont l’observation, l’infiltration (policière) et le recours aux indicateurs.
2. Actuellement, l’infiltration désigne le fait pour un fonctionnaire de police d’entretenir, sous une identité fictive, des relations durables avec une ou plusieurs personnes concernant lesquelles il existe des indices sérieux qu’elles commettent ou commettraient des faits punissables (article 47 octies, § 1er, alinéa 1er, du Code d’instruction criminelle).
Dans le cadre de leur mission, les fonctionnaires de police peuvent se voir autorisés par le ministère public à commettre des infractions strictement nécessaires.
3. L’indicateur, quant à lui, entretient des relations étroites avec le milieu criminel et fournit, sous le couvert de la confidentialité, des informations sur les activités de celui-ci aux services de police. Contrairement à l’infiltrant, il ne lui est pas permis d’adopter un comportement délictueux.
4.1. Selon le législateur, les méthodes d’enquêtes ordinaires et particulières ne suffisaient plus pour lutter efficacement contre la criminalité organisée et le terrorisme. L’infiltration policière ainsi que le recours aux indicateurs se heurtent à la complexification des réseaux criminels et à leur professionnalisation rendant la plupart du temps leur exécution impraticable.
Pourquoi ?
4.2. Premièrement, l’infiltration policière est inenvisageable dans certains milieux terroristes et criminels : l’infiltration, par un agent, d’un groupe terroriste est excessivement difficile, tant ces réseaux sont par essence fermés et très contrôlés, empêchant l’agent sous couverture, s’il parvient à s’y introduire, de bâtir une légende fictive.
Pareille infiltration requiert en outre un certain temps, temps dont ne disposent pas toujours les services de police compte tenu de la vitesse à laquelle les suspects peuvent se radicaliser et passer à l’action.
Cette difficulté vaut également pour des organisations criminelles étrangères (russes, chinoises, etc.), qui imposent, pour pouvoir les pénétrer, une maîtrise parfaite de la langue, du dialecte, de la culture, des us et coutumes, sans quoi il est impossible de gravir les échelons hiérarchiques supérieurs.
Or, la police manque d’effectifs disposant d’un background d’origines spécifiques et ne parvient pas, malgré les efforts consentis, à recruter des agents issus de divers horizons de notre société.
4.3. Deuxièmement, l’interdiction faite à l’indicateur de commettre des infractions rend son travail d’investigation superficiel.
Il en va d’autant plus ainsi qu’en matière de terrorisme, une loi du 20 juillet 2015 a incriminé de nouveaux comportements qui, jusque-là, n’étaient pas sanctionnés pénalement (financement, recrutement, entrainement, incitation, etc.).
Le recours à l’indicateur est donc hypothéqué par cette interdiction qui lui est faite et qui, en matière de terrorisme, concerne un nombre important de comportement.
Des organisations terroristes comme Daesh n’hésitent pas à soumettre leurs nouveaux membres à des tests de confiance, qui peuvent notamment consister en l’accomplissement d’une infraction.
Par ailleurs, le fait d’être membre d’une organisation criminelle constitue en soi une infraction pénale, sans qu’il ne soit nécessaire de poser un acte infractionnel : être chauffeur au sein d’une organisation criminelle constitue ainsi une infraction. L’indicateur n’est donc pas autorisé à posséder une arme ou transporter des stupéfiants, empêchant de ce fait les services de police de les saisir. Cette interdiction constitue une entrave au déploiement de l’indicateur.
4.4. Compte tenu de ce qui précède et du déficit d’information qui pouvait en résulter dans les investigations relatives à la criminalité grave et au terrorisme, le législateur a estimé nécessaire de permettre au ministère public d’autoriser l’infiltration d’une personne qui ne fait pas partie des services de police mais qui travaille sous son contrôle.
5. Il n’en demeure pas moins que le recours à cette méthode d’enquête particulière comporte des risques non négligeables (manque de fiabilité de l’infiltrant civil, risque de double jeu, de violation du secret de l’instruction, de provocation rendant l’action publique irrecevable) de sorte que la loi a limité les situations dans lesquelles il est permis d’y recourir.
II. L’infiltration civile : notion, conditions et contrôles
A. La notion d’infiltration civile
6. L’infiltration civile est le fait pour une personne majeure qui n’est pas un fonctionnaire de police, appelé infiltrant civil, d’entretenir, sous une identité fictive ou non, des relations durables et dirigées avec une ou plusieurs personnes dont il existe des indices sérieux qu’elles commettent ou commettraient des infractions dans le cadre d’une organisation criminelle ou d’un groupe terroriste.
B. Les conditions du recours à l’infiltrant civil
a) Le principe de proportionnalité
7. L’infiltration civile doit se limiter à la recherche et à la poursuite des infractions les plus déstabilisantes pour la société c’est-à-dire, d’une part, des infractions terroristes (articles 137 à 141ter du Code pénal) et, d’autre part, des infractions graves commises par une organisation criminelle (il s’agit des infractions visées à l’article 90ter du Code d’instruction criminelle).
Elle n’est donc pas permise pour n’importe quelle infraction, contrairement au recours aux indicateurs.
À l’instar de l’infiltration policière, l’infiltration civile ne peut être activée que pour autant qu’il existe des indices sérieux de l’existence de ces infractions.
b) Le principe de subsidiarité
8. La décision de recours à une infiltration civile doit respecter le principe de subsidiarité : elle doit être justifiée par les nécessités de l’enquête tandis qu’il faudra également faire la démonstration que les autres moyens (notamment, l’infiltration policière) ne suffisent pas à la manifestation de la vérité.
c) Les infractions pouvant être commises par l’infiltrant
9. L’infiltrant civil ne peut en principe commettre d’infraction au cours de sa mission. Dans une décision distincte, le ministère public peut toutefois autoriser la commission de certaines infractions bien définies étant toutefois précisé que ces infractions :
– ne peuvent être plus graves que les faits pour lesquels il est recouru à l’infiltration civile ;
– doivent être proportionnelles à l’objectif visé ;
– doivent entrer dans le cadre de la mission de l’infiltrant civil ;
– ne peuvent en aucun cas porter atteinte à l’intégrité physique des personnes.
d) L’interdiction de provoquer des infractions
10. Enfin, conformément à l’article 30 du Titre préliminaire du code de procédure pénale, l’action publique sera déclarée irrecevable à l’encontre de l’auteur d’une infraction si celle-ci a été directement provoquée par l’infiltrant civil (de sa propre initiative ou sur instruction d’un fonctionnaire de police).
Il faudra pour cela que l’infiltrant ait la franchise de dénoncer son propre comportement à son agent d’accompagnement, lequel fera un compte rendu factuel à l’officier de police judiciaire en charge de l’opération. Sur la base de celui-ci, le procureur du Roi déterminera s’il y a, ou non, provocation et établira un rapport qui sera consigné dans le dossier confidentiel distinct crée dès l’entame de l’infiltration civile.
C. Les contrôles de l’infiltration civile (à six niveaux)
11. Six niveaux de contrôle sont prévus auprès des services de police, du ministère public, du juge d’instruction, des juridictions d’instruction, du juge du fond et du Parlement, faisant de l’infiltrant civil l’acteur le plus contrôlé de la procédure pénale.
III. Les inquiétudes que suscite la loi
12. L’instauration de la possibilité légale de recourir à un infiltrant civil dans des enquêtes liées à la criminalité organisée et au terrorisme était réclamée depuis longtemps déjà par le Collège des procureurs généraux. La loi a donc été accueillie très favorablement par les membres du ministère public, convaincus que l’infiltration civile apportera une réelle plus-value et constituera une contribution cruciale à la protection de la société.
13. Des inquiétudes demeurent toutefois notamment quant à la liste des infractions pour lesquelles le recours à l’infiltration civile est autorisée.
Cette liste semble particulièrement étendue puisqu’il s’agit d’une part des infractions terroristes (dont le nombre a fortement augmenté en suite de la loi du 20 juillet 2015) et d’autre part des infractions énumérées à l’article 90ter, §§ 2 à 4 du Code d’instruction criminelle (liste dite « liste des écoutes ») à la condition qu’elles soient commises dans le cadre d’une organisation criminelle.
Il faut donc admettre qu’il peut être recouru à la mesure pour de nombreuses infractions, faisant dès lors perdre à celle-ci son caractère exceptionnel.
Or, par un arrêt n° 105/2007, le Cour constitutionnelle avait annulé l’autorisation accordée aux indicateurs de commettre des infractions, au motif que le champ d’application de la disposition était trop vaste (B.8.16 et B.8.17 de cet arrêt).
Soumise à l’examen de la Cour constitutionnelle, la disposition pourrait se voir sanctionnée dans des termes similaires.
14. La principale préoccupation consiste néanmoins dans le respect effectif du critère de proportionnalité imposé par le législateur en ce qu’il porte sur la qualification d’organisation criminelle.
D’une part, le ministère public pourrait être tenté de prétendre abusivement enquêter sur une organisation criminelle, de sorte qu’il puisse justifier avoir recours à l’infiltration civile.
D’autre part, la notion d’organisation criminelle est sujette à interprétation, et cela d’autant plus lorsque l’enquête en est à ses débuts. La qualification, au stade de l’enquête, n’est que provisoire. Il s’agit, par essence, d’une hypothèse de travail. L’infiltration civile pourrait dès lors être involontairement autorisée par le ministère public dans un contexte qui ne le justifie pas.
15. Compte tenu de la jurisprudence dite « Antigone » de la Cour de cassation (consacrée depuis dans la loi), aucune sanction ne s’attachera à cette erreur de qualification et les preuves recueillies à la suite d’une infiltration civile irrégulière ne seront pas pour autant écartées par le juge du fond. Il est renvoyé aux articles parus sur Justice-en-ligne sur cette jurisprudence (Damien Vandermeersch, « Preuve illégale et procès équitable : la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation sur la même longueur d’ondes » ; Laurent Kennes, « La preuve pénale »).
).
Votre point de vue
skoby Le 17 octobre 2018 à 16:05
Je pense que ces mesures, bien que difficiles à appliquer rigoureusement, peuvent
être très utiles. Mais il faudra des instructions très claires au sujet des limites à ne
pas dépasser.
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Amandine Le 11 octobre 2018 à 22:33
Merci beaucoup pour cet article.
Ce nouveau type de boulot va peut-être gonfler le nombre de "jobs, jobs, jobs", annoncé par M. Charles Michel. .
Cet intérêt mis à part, il me semble qu’il s’agit là d’une mesure dangereuse et malsaine, et qui pourrait prêter à toutes sortes de dévoiements.
Des délateurs ont conduit des citoyens innocents à Abou Graïb, afin de toucher une prime. Et des personnes ont été dénoncées à la Gestapo dans des buts de vengeance.
Même si en fin de compte les poursuites devraient être abandonnées en cas d’infiltration irrégulière, les personnes victimes de ces "infiltrations" subiront d’abord beaucoup de désagréments et d’ennuis du fait de ces "infiltrants" dits civils.
Et comment va-t-on recruter ces "infiltrants civils" ?
Est-ce que le Conseil d’Etat a été consulté, si oui, quel a été son avis ?
J’espère que la Cour Constitutionnelle sera saisie de cette question et qu’elle tempérera l’ardeur législatrice de nos gouvernants et députés.
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dieudonné Le 11 octobre 2018 à 10:46
Bonjour,
Malgré toutes les précautions, j’estime que c’est dangereux, malsain. Et si le pouvoir devient lui-même terrorisant, on va droit vers une soviétisation de la société. Je ne suis pas certain non plus que ce genre d’intervention soit compatible avec les droits de l’homme en général.
Merci pour votre article.
Cordialement,
JMD
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