1. Le 12 octobre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt au sujet de décisions par lesquelles les tribunaux belges s’étaient déclarés incompétents pour connaître d’une action en indemnisation introduite par des ressortissants belges, français et néerlandais contre le Saint-Siège notamment, en raison de son inaction face aux abus sexuels perpétrés au sein de l’Église qu’ils affirmaient avoir subis durant leur enfance.
2. Les juges belges avaient refusé de connaître de l’affaire dès lors que le Saint-Siège jouit d’une immunité de juridiction dont les juges ont estimé qu’elle est similaire à celle des États étrangers.
Les demandeurs ont alors saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Ils estimaient qu’en refusant de se prononcer, les juges belges avaient porté atteinte à leur droit d’avoir accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La Cour de Strasbourg ne leur donna pas gain de cause, se fondant sur la jurisprudence qu’elle a constamment développée au sujet de l’immunité des États, une jurisprudence dont on peut se demander toutefois si elle doit être appliquée par analogie au Saint-Siège.
3. De manière constante, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que l’immunité des États étrangers, en ce qu’elle empêche les juridictions nationales de se saisir des actions les visant, constitue une restriction au droit d’accès à un tribunal garanti aux individus.
Cette restriction paraît cependant justifiée, à ses yeux, au regard du but légitime poursuivi consistant à favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États par le respect de leur souveraineté. La Cour en apprécie également la proportionnalité mais considère systématiquement que ce critère est rempli pour autant que les décisions des tribunaux se déclarant incompétents reflètent les principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États.
4. Ce n’est que dans les cas où l’immunité est reconnue par les juges plus largement que ne l’exige le droit international que la Cour y voit une atteinte au droit d’accès à un tribunal.
Cela a été le cas par exemple lorsque des juges lituaniens ont écarté une action intentée contre la Pologne par une femme qui exerçait au sein de l’ambassade polonaise à Vilnius les fonctions de secrétaire-standardiste en raison du licenciement abusif dont elle estimait avoir été la victime : dans cette affaire Cudak contre Lituanie, la Cour a estimé que le droit d’accès à un tribunal avait été violé dès lors que l’immunité de la Pologne avait été retenue au sujet d’un contentieux relatif à un contrat de travail qui n’est pas couvert en droit international par l’immunité de l’État parce qu’il ne portait pas sur l’exercice de prérogative publique.
5. Dès lors que le Saint-Siège représente le Pape et la curie romaine au sein de la communauté internationale en entretenant des relations diplomatiques avec environ 185 États dont la Belgique et plusieurs organisations internationales dont l’Organisation des Nations Unies ou le Conseil de l’Europe, la Cour a estimé que les juges belges avaient pu valablement en déduire que le Saint-Siège disposait des mêmes droits et obligations que les États étrangers et jouissait d’une immunité juridictionnelle pareille à celle qui leur est accordée.
Pour s’assurer qu’elle n’ait pas été accordée trop largement, la Cour a vérifié qu’elle avait été retenue dans le cadre d’une action portant sur des actes de prérogative publique. Elle a estimé que tel était bien le cas dès lors que les fautes et omissions reprochées au Saint-Siège se situaient dans l’exercice de ses pouvoirs administratifs et de son autorité publique.
La Cour a ainsi appliqué par analogie le raisonnement qu’elle tient au sujet des immunités des États.
Mais une telle analogie se justifie-t-elle dès lors que le Saint-Siège n’est ni un État, ni un sujet pareil aux États ?
6. Les immunités des États ou de leurs agents diplomatiques se justifient en droit international par le principe de l’égalité souveraine entre États. Elles ont pour but d’exclure que les tribunaux d’un État puissent exercer leur autorité à l’égard des actes d’un autre.
Mais de telles immunités ne valent ni devant leurs propres juridictions ni devant les juridictions internationales, dont les pouvoirs ne mettent par définition pas à mal une telle égalité.
7. C’est là qu’une application par analogie des immunités des États au Saint-Siège soulève une interrogation fondamentale.
Contrairement au Vatican, qui peut être considéré comme un État même si sa forme reste assez particulière, le Saint-Siège n’est pas à proprement parler un État. Cette distinction n’est pas évidente en raison des liens inextricables qui unissent l’un à l’autre. Le pape est d’ailleurs à la fois le souverain de l’État de la Cité du Vatican et l’incarnation du Saint-Siège. Si on reconnaît au Saint-Siège une souveraineté dans le domaine international, cette souveraineté est conçue comme « un attribut inhérent à sa nature, en conformité avec sa tradition et avec les exigences de sa mission dans le monde », comme le précisent les Accords de Latran passés en 1929 entre le Saint-Siège et le Royaume d’Italie.
Sa souveraineté présente une nature essentiellement spirituelle en ce qu’elle doit permettre l’accomplissement des missions de l’Église catholique de par le monde. Elle dépasse ainsi les frontières, contrairement à la souveraineté des États, dont l’assise reste principalement territoriale.
Le Saint-Siège prend des décisions s’appliquant à l’ensemble du monde catholique. Le Pape, en particulier, peut prendre des mesures à l’égard des évêques où qu’ils exercent leurs fonctions s’ils ne se conforment pas au droit canonique, comme il l’a fait en 2018 en révoquant deux évêques chiliens qui s’étaient rendus coupables d’agressions sexuelles.
Cette souveraineté spirituelle explique que le Saint-Siège ne dispose pas d’un système judiciaire pareil à celui qu’on trouve dans les États. Il compte uniquement quelques tribunaux ecclésiastiques dont les juges sont des hommes formés au droit canonique et dont les compétences sont liées à celles de l’Église catholique. On peut citer la Rote romaine (qui statue par exemple en appel sur les demandes de reconnaissance de nullités de mariage) ou le Tribunal suprême de la Signature apostolique (qui connaît surtout des recours contre les décisions de la Rote romaine).
Au-delà de la complexité de leurs statuts, il est évident que ces tribunaux ne sont en rien compétents pour connaître d’une action en indemnisation telle que celle qui a été portée devant les tribunaux belges.
Quant aux cours supranationales ou aux instances arbitrales internationales, devant lesquelles les immunités des Etats ne jouent pas, elles reconnaissent chaque année la responsabilité des États qui ont violé le droit international et qui ont accepté de se soumettre à leurs procédures. De telles juridictions ne seraient pas compétentes pour engager la responsabilité du Saint-Siège.
Si ce dernier a ratifié plusieurs traités internationaux, y compris la Convention internationale des droits de l’enfant en 1990, et s’est ainsi engagé à en respecter les obligations, il est difficile d’imaginer qu’il puisse être attrait devant des juridictions internationales, en raison de son statut si particulier et de l’autorité supérieure dont il se proclame investi.
8. En somme, le Saint-Siège tisse des relations diplomatiques avec des États ainsi que des organisations internationales et accepte d’être lié par des conventions internationales mais sa structure ne ressemble en rien à celle des États et les prérogatives qu’il exerce sont fondamentalement différentes des leurs.
La Cour européenne des droits de l’homme a abordé les immunités de l’un comme celles des autres. Mais elle aurait peut-être pu appréhender la question de savoir si la reconnaissance des immunités du Saint-Siège par des juges nationaux portait atteinte au droit d’accès à un tribunal des justiciables en tenant davantage compte de la spécificité de ce sujet de droit international, comme elle l’avait fait dans une certaine mesure à l’égard des immunités des organisations internationales.