1. Avocats Sans Frontières a trente ans : quel admirable chemin parcouru depuis l’acte fondateur, le 24 janvier 1992, dans la salle des audiences solennelles de la Cour de cassation de Belgique ! À l’époque, Xavier Magnée et Carl Bevernage étaient les bâtonniers respectifs de l’Ordre français des avocats de Bruxelles et de l’Ordre néerlandais des avocats de Bruxelles ; Pierre Legros et Erik Carre étaient respectivement les dauphins de ces Ordres, c’est-à-dire les successeurs à venir des bâtonniers alors en fonction.
C’est à l’occasion de la rentrée solennelle de la Conférence du jeune barreau de Bruxelles qu’Avocats Sans Frontières fut ainsi créé.
L’un des moments forts de cette journée fut le discours du Bâtonnier du Burkina Faso, Frédéric Pacere, qui s’exprima notamment en ces termes :
« L’avocat héros, n’a pas de frontières, il descend dans les fonds pour retrouver l’homme enfoui, oublié ; il va à l’absolu, la justice ou au minimum, pour l’homme, la dignité, le droit sur la terre et à un procès équitable. Les avocats sans frontières ne seront pas des gendarmes d’un monde sans loi, pour régir des hommes sans droits. Ils seront des garde-fous vivants d’un monde de droit, ou la loi immanente tombe comme la foudre du ciel, dans les déserts engendrés où le droit est une absence.
Ils seront l’espoir des pauvres sous baillons et sous chaines, victimes des législations impossibles ou introuvables, prétextes de l’arbitraire, de salut à caractère général.
Ils seront des chevaliers au service de la garantie du droit et des droits dans les menaces graves ou paralysées des forces internes de la défense ».
Ce jour-là, une déclaration sous la forme de la Charte d’Avocats sans frontières a été signée solennellement par les bâtonniers de nombreux barreaux du monde, sous les auspices de la Conférence internationale des barreaux de tradition juridique commune et de l’Union Internationale des Avocats.
2. À l’origine, l’objectif d’Avocats sans frontières était d’envoyer des avocats belges pour participer à la défense d’affaires sensibles et urgentes dans des pays où le recours à un avocat indépendant était compromis et, dans cette perspective, des avocats sont intervenus dans de nombreux pays comme Cuba, le Turquie, le Brésil, le Maroc, la Russie, etc.
Puis, survint en 1994 la tragédie du génocide au Rwanda et, sous la présidence du regretté Bavo Cool, Avocats sans frontières a rêvé l’utopie de mettre sur pied le projet « Justice pour tous au Rwanda », dont l’objet visait, dans ce pays au barreau décimé, à permettre, tant aux victimes qu’aux accusés, d’être assistés au cours des procès qui ont débuté en 1996.
3. Et c’est ainsi que l’association, au fil des années, s’est réinventée et a élargi son rayon d’action, ouvrant des bureaux dans des pays comme la République démocratique du Congo, la Tunisie, le Maroc, le Niger, la République centrafricaine ou l’Ouganda, agissant aujourd’hui à travers une équipe de plus de 80 personnes et avec un budget de l’ordre de 10 millions d’euros. Son action vise désormais, outre l’assistance judiciaire et la représentation devant les tribunaux, des services de médiation, d’information et de conseil aux acteurs locaux, ajoutant la formation de parajuristes de sorte que la défense soit présente partout.
4. C’est ce que retrace l’excellent ouvrage « 30 ans d’Avocats sans Frontières » paru en fin 2022 aux éditions Anthemis, s’attachant, grâce à des spécialistes et à des témoignages, aux grands axes de l’action d’Avocats sans frontières : la justice transitionnelle, les justices locales, la détention, la responsabilité des entreprises et le respect des droits humains, la sécurité et les libertés.
Justice transitionnelle
5. La justice transitionnelle se veut d’apporter une nécessaire réponse à un passé conflictuel à travers un faisceau d’approches : l’examen de la responsabilité des auteurs de crimes, la reconnaissance et la réparation des victimes, le travail de la mémoire, la mise en place de mesures pour garantir la non-répétition des crimes.
Avocats sans frontières apporte son soutien technique, établit un pont entre les victimes, la société civile et les institutions politiques et veille à l’accompagnement des victimes tant auprès des tribunaux que dans les commissions de vérité et de réconciliation, dans les processus d’identification des personnes disparues et dans les programmes de réparation, s’appuyant sur des partenaires et des associations sur place.
Justices locales
6. L’accès à la justice doit être repensé, dans une optique de proximité, particulièrement là où l’éloignement des tribunaux et les lenteurs judiciaires privent de fait les citoyens de la justice formelle.
Des mécanismes complémentaires sont mis en place, tels des services de médiation, de conciliation, de concertation, de négociation et d’arbitrage ou l’intégration dans des pratiques de justice d’acteurs locaux comme des leaders religieux, des chefs de village, de groupements de secteurs ou de quartiers ou encore des organisations de la société civile.
Avocats sans frontières participe à la mise en place de ces processus et à la formation de ces « parajuristes », qui constituent « de véritables ambassadeurs du droit auprès de la population » et qui disposent de la confiance de la celle-ci.
Détention
7. Outre les problèmes de détentions arbitraires, de détentions de longue durée sans procès, de détentions politiques, de présomption d’innocence bafouée, de non-respect du droit à un procès équitable, se pose la question récurrente de la surpopulation carcérale et des conditions indignes de détention.
Avocats sans frontières livre un combat essentiel sur ces questions fondamentales, tant en Belgique qu’au plan international, visant un changement structurel au plan de la détention.
L’association intervient régulièrement au moment de la détention préventive. Elle a lancé, avec d’anciens détenus, des procédures contre l’État congolais, dans six provinces, en responsabilité pour détention arbitraire et conditions de détention déplorables.
Responsabilité des entreprises et respect des droits humains
8. Il s’agit de l’application des Principes directeurs des Nations-Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, datant du milieu des années 2000 et reposant sur trois piliers : la responsabilité des acteurs privés, l’obligation à charge des États de protéger leurs populations et l’accès pour celles-ci à des mécanismes de recours effectifs.
Les secteurs clés sont les activités extractives de pétrole et de gaz et les industries textiles et aussi, d’une façon générale, les droits des femmes. Il y va encore des droits de la nature, de l’écologie, de la préservation de l’environnement et des écosystèmes et des conséquences du changement climatique.
Avocats sans frontières s’appuie sur des acteurs locaux, sur la société civile et sur des ONG et leur apporte un soutien technique et financier. Elle privilégie, avec les gouvernements et les entreprises, la technique du plaidoyer, fondé sur des preuves, en favorisant l’engagement constructif plutôt que la confrontation.
Sécurité et libertés
9. L’antienne de la position politique consistant à justifier les mesures liberticides par la sécurité à privilégier est répandue.
Le livre analyse la situation dégradée de la Tunisie, après l’espoir placé dans la révolution du printemps arabe, avec un régime présidentiel autoritaire ne laissant aucune place à une justice indépendante, et met en évidence les conséquences liberticides lies à la crise sécuritaire des attentats et à celle du Covid.
Les valeurs d’Avocats sans frontières et ses partenaires
10. Avocats sans frontières collabore étroitement avec une coalition d’acteurs aux expertises différentes, l’Alliance pour la Sécurité et les Libertés (ASL), dont l’approche est transversale et multidisciplinaire et vise la construction d’un État démocratique dont les politiques sont au service des citoyens, garantissant la paix, le respect de leurs droits humains et l’égalité entre toutes et tous.
La volonté d’Avocats sans frontières est de remplacer l’aspect sécuritaire par la notion de sécurité humaine comprise comme « une situation où personne ne ressent de la peur, parce que personne n’a l’intention de faire du mal à qui que ce soit », en se servant du droit comme arme
Le respect de l’État de droit est essentiel, en Belgique aussi, où Avocats sans frontières s’inquiète du sort réservé aux demandeurs d’asile. Les développements actuels, stigmatisés par le barreau et les associations de droits de l’homme, laissant des milliers d’entre eux dans la rue, en sont une choquante illustration.
« 30 ans d’Avocats Sans Frontières » développe tous ces thèmes, dans une écriture vivante et passionnante, dont la lecture est fortement recommandée.