1. Le livre d’Anne Deysine, grande spécialiste du droit des États-Unis, a été publié quelques mois avant la victoire de Trump à l’élection présidentielle de novembre 2024. Il nous éclaire sur une tendance à long terme, bien antérieure à l’efflorescence du mouvement MAGA : la volonté de la droite républicaine visant à reconquérir des positions de pouvoir occupées par les Démocrates, et plus généralement les « libéraux » (ce qui, aux États-Unis, veut dire « de gauche »).
Anne Deysine insiste tout particulièrement sur la stratégie d’une des grandes fondations conservatrices, la Federalist Society, consistant à investir le pouvoir judiciaire, instance centrale du système.
2. Le titre du livre est d’ailleurs à cet égard sans détours : Les juges contre l’Amérique. Le sous-titre est peut-être encore plus clair : La capture de la Cour suprême par la droite radicale. C’est depuis une quarantaine d’années que les républicains les plus durs tentent de pénétrer le milieu académique des Law Schools pour y former des juristes « à eux », ainsi que de faire nommer des juges conservateurs qui, en particulier à la Cour suprême, auront pour vocation de renverser la jurisprudence libérale développée lors de la présidence d’Earl Warren (1953-1969) et, dans une moindre mesure, de Warren Burger (1969-1985).
3. Sans entrer dans les détails de ce mouvement de reconquête du pouvoir judiciaire par les conservateurs, parfois les plus radicaux, ne mentionnons que la nomination par Donald Trump, lors de son premier mandat (2017-2021), de trois juges : Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett, confirmés par un Sénat à majorité républicaine. Ces trois nominations ont donné aux conservateurs une majorité de 6 contre 3 à la Cour.
Ils ont dès lors pu poursuivre un mouvement, déjà largement entamé, de déconstruction des jurisprudences progressistes de la plus haute juridiction. C’est de cette « capture », pour utiliser les mots d’Anne Deysine, que traite le présent ouvrage.
4. Il serait impossible de résumer ici les sujets abordés par ce petit livre très riche. Tentons cependant d’en saisir les traits saillants.
On sait que les juges à la Cour suprême sont nommés par le Président et confirmés par le Sénat. Il faut ajouter qu’il s’agit d’une nomination à vie, ce qui leur confère une indépendance certaine par rapport aux pressions des pouvoirs exécutif et législatif, ainsi que des mouvements d’opinion en général.
Mais si, comme c’est le cas aujourd’hui, la Cour est composée de telle sorte qu’une confortable majorité lui permet de faire passer des positions idéologiquement radicales, un problème de démocratie surgit. Prenons la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization de 2022, qui a supprimé le droit fédéral à l’avortement en renvoyant la question aux États, les plus conservateurs d’entre eux se précipitant pour faire voter des législations restreignant drastiquement le droit à l’IVG. C’est une position qui – tous les sondages le montrent – est minoritaire au sein de l’électorat américain, lequel l’a manifesté lors de référendums gagnés par les pro-choice, même parfois dans des États républicains.
5. Certes, les institutions des États-Unis incluent des éléments contre-majoritaires, destinés à modérer le pouvoir du demos – à éviter ce que Madison appelait la « tyrannie des majorités ». Ainsi, pour l’élection présidentielle, le système du collège électoral permet-il parfois à un candidat qui n’a pas obtenu la majorité du vote populaire de l’emporter : dans la plupart des États, le système est celui du winner-takes-all, ce qui signifie qu’un score de 50,01 % suffit à un candidat pour remporter tous les grands électeurs d’un État, dont le nombre est égal au nombre de représentants et de sénateurs au Congrès. Il y a donc des voix inutiles : à quoi bon obtenir 70 % des voix dans un État si 50,01% suffisent ? De même, chaque État dispose de deux sénateurs, quelle que soit sa population, ce qui donne un avantage aux États peu peuplés : les 300.000 électeurs du Wyoming ont droit à deux sénateurs, tout comme les 22 millions d’électeurs californiens. C’est peut-être le prix à payer pour que puisse fonctionner État fédéral : la Chambre des Représentants comporte un nombre de députés proportionnel à la population de chaque État, tandis que le Sénat place les États sur un pied d’égalité.
6. Que des juges puissent à un certain moment modérer l’« ardeur » des majorités semble tout à fait normal dans un système où existe un contrôle de la constitutionnalité des lois fédérales et étatiques, ainsi que des actes des exécutifs (fédéral, étatiques et locaux).
Mais la « captation » de la Cour suprême dont traite le livre d’Anne Deysine signale une dérive majeure du système.
7. Le livre a été publié quelques mois avant l’élection présidentielle de novembre 2024, mais à peu près tout ce que l’auteur craignait s’est réalisé dès les débuts d’une présidence à vocation « impériale » tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Durant la campagne électorale, le Project 2025 de la Heritage Foundation, laquelle, comme la Federalist Society, se situe au cœur du mouvement de « captation » des institutions et de la société, avait été brandi par les Démocrates dénonçant sa grande radicalité et la volonté, assortie de plans d’action détaillés, d’affaiblir le système de checks and balances au profit de l’exécutif fédéral, et au sein de ce dernier au profit du président.
Trump s’était distancé de ce projet, qu’il s’est empressé de mettre en œuvre dès son entrée en fonction le 20 janvier 2025.
8. Mais revenons à la stratégie de long terme mise en œuvre par la Cour suprême sous la houlette de la très puissante Federalist Society. Je ne peux ici qu’énumérer certains thèmes majeurs de cette jurisprudence.
9. En matière électorale et de droit de vote, la décision Citizens United de 2010 a quasi éliminé toute limitation des sommes d’agent pouvant être dépensées. Le pouvoir des milliardaires sur le processus s’en est considérablement accru.
Mais surtout, c’est tout le système du Voting Rights Act de 1965 qui a été démantelé par la Cour. Cette loi (Act), votée sous l’égide du président Johnson et destinée à corriger des décennies de ségrégation et de « voter suppression » (élimination d’électeurs noirs sous divers prétextes), organisait notamment un système de preclearance : dans les États très affectés par les pratiques passées de discrimination, toute modification du processus électoral devait être d’abord acceptée par le ministère fédéral de la Justice. Il s’agissait d’éviter, le diable se nichant toujours dans les détails, que des changements ne se fassent au détriment du droit de vote des minorités (Noirs, Latinos, etc.) ; cet arrêt a été présenté sur Justice-en-ligne dans l’article suivant d’Anne Deysine : « La Cour suprême valide une loi électorale de l’Arizona qui a pour effet de réduire en fait les droits électoraux des minorités ».
Mais la Cour suprême, dans son arrêt Shelby de 2013, a abandonné la règle de l’autorisation préalable, ouvrant la voie à des discriminations que ne manqueront pas de mettre en œuvre les États du Sud.
Anne Deysine énumère les différentes stratégies de voter suppression rendues possibles par cet abandon du système de preclearance : « exigence d’une pièce d’identité spéciale » que ne possèdent pas les Noirs pauvres ; « fermeture des bureaux de vote dans les quartiers habités par les minorités ; limitation du nombre de jours de vote anticipé… intimidation des personnels des bureaux de vote… multiplication des recours en justice… » (Anne Deysine, ouvrage ici présenté, pp. 106 et 107 ; placement de « partisans » dans des positions de contrôle du processus électoral, pour remplacer des « personnels (élus ou administratifs) indépendants » qui avaient pu résister aux pressions en 2020 (pensons au secrétaire d’État républicain de Géorgie Brad Raffensperger, qui avait refusé de « trouver » les voix demandées par Trump lors d’un entretien téléphonique devenu célèbre).
10. La Cour a également pris des décisions affaiblissant les syndicats ainsi que les agences à pouvoir règlementaire, singulièrement en matière d’environnement et de lutte contre le réchauffement climatique (le démantèlement et la mise au pas des agences par le président et Elon Musk depuis janvier 2025 est à cet égard spectaculaire), mais aussi de protection des consommateurs et de santé publique.
11. L’avortement était considéré comme un droit constitutionnellement protégé depuis l’arrêt Roe v. Wade de 1973 : l’arrêt Dobbs de 2022, précité, renverse cette jurisprudence.
Les si nécessaires politiques d’affirmative action en faveur des minorités, certes très balisées depuis le début par la Cour pour éviter la « discrimination à l’inverse » (reverse discrimination), ont été interdites dans le domaine des admissions à l’université par l’arrêt Students for fair Admissions de 2023, à l’encontre des Universités de Harvard et de Caroline du Nord.
Trump lui-même, confronté à de nombreux procès, notamment pour son rôle dans l’insurrection ayant mené à la « prise » du Capitole le 6 janvier 2021, s’est vu protégé par la Cour, qui lui a conféré une très large immunité pour ses actes quand il était président (Trump v. United States, 2024).
On pourrait continuer : alors que des droits (de vote ; à l’IVG, etc.) se trouvaient décisivement affaiblis, d’autres se trouvaient renforcés, comme celui de porter des armes, ou encore la liberté religieuse. Sur ce dernier point, la Cour a pris une position très pro-religion dans son arrêt Burwell v. Hobby Lobby de 2014. L’entreprise à but lucratif Hobby Lobby refusait pour des raisons religieuses d’offrir des contraceptifs à ses employés, comme le prévoyait la loi. La Cour lui a donné raison et a confirmé sa jurisprudence dans d’autres affaires ne concernant pas la religion, telle, par exemple, celle d’un pâtissier refusant de fournir un gâteau pour un mariage homosexuel arrêt Masterpiece Cakeshop v. Colorado Civil Rights Commission, 584 U.S. 617 (2018) [Tout n’est heureusement pas tout à fait noir dans cette jurisprudence : la Cour a par exemple déclaré conforme à la Constitution le mariage homosexuel dans l’arrêt Obergefell v. Hodges, 576 U.S. 644 (2015) . Mais c’était à l’époque où le juge Kennedy, qui jouait le rôle de swing voter, pouvait – c’est le cas ici – parfois constituer une majorité avec les quatre juges libéraux. Ce ne serait plus possible aujourd’hui alors que six juges fermement conservateurs (avec certes des nuances entre eux) siègent à la Cour].
12. Je n’ai pu ici que mettre en exergue certaines étapes de la « captation » de la Cour par la droite radicale, sujet du livre d’Anne Deysine.
J’en recommande la lecture à un public européen qui manque souvent de fil conducteur permettant de fournir une perspective de long terme à des bouleversements que nous vivons au jour le jour en ce premier semestre 2025.