Pas de filtrage permanent sur internet en vue de protéger les droits d’auteur : la Cour de justice de l’Union européenne s’y oppose

par Edouard Cruysmans - 15 mars 2012

Faut-il contraindre les fournisseurs d’accès à internet à empêcher le transfert d’œuvres protégées par le droit d’auteur ?

C’est ce que la SABAM a sollicité de la Justice belge, laquelle a interrogé la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité de pareil régime avec les libertés garanties par le droit européen.

La réponse de la Cour de justice est négative mais cela pourrait changer demain.

Explications par Edouard Cruysmans, assistant à l’Université catholique de Louvain et aux Facultés universitaires Saint-Louis

Chargée de gérer et de protéger les droits des auteurs, compositeurs et éditeurs en Belgique, la SABAM avait lancé en 2004 une procédure contre le fournisseur d’accès à internet Scarlet. Elle souhaitait faire cesser les atteintes portées à ces droits lors de transferts de communications électroniques contenant des œuvres protégées et transitant par les services de Scarlet. Cinq ans plus tard, elle entreprenait une procédure identique contre le réseau social Netlog, un prestataire de services d’hébergement, au motif que des œuvres protégées par des droits d’auteur étaient régulièrement échangées sur les profils des internautes sans aucune autorisation de la SABAM et sans payement d’aucune redevance par Netlog.

La SABAM exigeait de la part des deux sociétés le développement d’un système de filtrage dans le but de déceler et bloquer tout échange d’œuvres protégées.

Les deux juges belges confrontés à ces demandes posèrent de manière identique une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne : un juge national peut-il, au regard du droit européen et des droits fondamentaux, ordonner l’instauration d’un tel système de surveillance et de filtrage ?

Par deux arrêts (24 novembre 2011 pour Scarlet, et 16 février 2012 pour Netlog), la Cour répond par la négative en développant les mêmes arguments.

Elle expose d’abord que ce procédé contrevient au droit européen en vigueur. Requérir une telle surveillance de la part d’un fournisseur d’accès à internet ou d’un prestataire de services d’hébergement reviendrait à exiger la création d’un système de surveillance générale et préventive. Or, une telle obligation de surveillance est interdite par l’article 15, § 1er de la directive du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 ‘sur le commerce électronique’ (transposé en Belgique par l’article 21, § 1er, de la loi du 11 mars 2003 ‘sur certains aspects juridiques des services de la société de l’information’). L’obligation de développer un tel système va en outre à l’encontre de l’article 3, § 1er, de la directive du 29 avril 2004 ‘relative au respect des droits de propriété intellectuelle’, qui exige que les mesures à prendre pour protéger ces droits ne soient pas inutilement complexes ou coûteuses. Tel n’est pas le cas en l’espèce.

Ensuite, soulignant le caractère non absolu des droits d’auteur, la Cour précise qu’il faut assurer un juste équilibre entre leur protection et trois droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte, signée et proclamée le 7 décembre 2000 lors du Conseil européen de Nice et adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, réunit pour la première fois et en un texte unique, l’ensemble des droits civils, politiques, économiques et sociaux des citoyens européens ainsi que de toutes personnes vivant sur le territoire de l’Union ; cette Charte, qui, aux termes de l’article 6.1 du Traité sur l’Union européenne, a la même valeur juridique que les traités relatifs à l’Union européenne, s’adresse aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union).

Premièrement, la juridiction européenne conclut que le système souhaité par la SABAM porte atteinte à la liberté d’entreprise (article 16 de la Charte), obligeant Scarlet et Netlog à développer un système couteux, permanent et complexe.

Deuxièmement, la Cour estime que la mise en place de cette obligation implique la diffusion de données à caractère personnel des utilisateurs des services offerts par Scarlet et Netlog (identification des internautes, analyse de leur profil, communication de leur adresse IP, etc.). Or, ces données font l’objet d’une protection par l’article 8 de la Charte.

Troisièmement, le développement de cette solution viole la liberté de recevoir et de communiquer des informations (article 11 de la Charte). En effet, le système « risquerait de ne pas suffisamment distinguer [le] contenu illicite [du] contenu licite », ce qui pourrait avoir comme effet de bloquer des communications à contenu licite.

La mission de la Cour de justice de l’Union européenne semble parfois bien difficile, spécialement lorsqu’il s’agit de rapprocher des libertés et des droits presque opposés. La Cour se doit d’analyser les dispositions pertinentes originaires de plusieurs directives en tentant, dans la mesure du possible, de les concilier. Sur le terrain d’internet, le juge devient alors souvent créateur de droit. Cependant, ce rôle pourrait bientôt s’atténuer si le Traité ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement, l’Accord commercial anti-contrefaçon) est ratifié par les Etats (il a été signé le 26 janvier 2012 par l’Union européenne). Ce traité international, objet de débats controversés, s’appliquera notamment aux infractions aux droits d’auteur sur internet.

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