1. Ainsi que Frédéric Gosselin l’a exposé dans son article précité, il convient de rappeler en premier lieu que l’objectif de l’immunité parlementaire prescrite par l’article 59 de la Constitution est d’éviter que la session de l’assemblée soit perturbée par des poursuites judiciaires qui pourraient entraver la continuité de son travail et, partant, altérer la représentation de la Nation, et non de donner aux députés et sénateurs un privilège qui leur permettrait de se soustraire à leur responsabilité pénale.
C’est ainsi que, « sauf le cas de flagrant délit », un parlementaire ne peut être arrêté, ou renvoyé ou cité directement devant une juridiction que moyennant l’autorisation de la chambre dont il fait partie, de telle manière qu’il incombe en principe aux autorités judiciaires de solliciter la levée de cette immunité auprès de l’assemblée concernée. Confrontée à une telle demande, il appartient à celle-ci de mettre en balance la nécessité de ne pas interférer dans l’administration normale de la justice et le souci de garantir le bon fonctionnement de l’assemblée parlementaire.
2. Alors que, par le passé, l’autorisation de l’assemblée était requise pour tous les actes de poursuites menées à l’encontre d’un parlementaire, la révision de l’article 59 de la Constitution, intervenue en 1997, a limité l’obligation pour les magistrats de solliciter une telle levée d’immunité uniquement lorsqu’il s’agit de le renvoyer ou de le citer directement devant une juridiction de jugement ou, comme en l’espèce, de l’arrêter.
L’article 59 de la Constitution prévoit également depuis 1997 que le parlementaire poursuivi peut demander lui-même, à la chambre dont il fait partie, de suspendre les poursuites dont il ferait l’objet, dans l’hypothèse où, comme il est évoqué dans les documents parlementaires, « les poursuites sont intentées de manière inconsidérée, irresponsable ou vexatoire ». Dans une telle hypothèse, la décision de l’assemblée doit être prise à la majorité des deux tiers, afin d’éviter qu’un parlementaire puisse bénéficier d’une protection exorbitante, sans qu’il existe, à ce propos, un large consensus au sein de l’assemblée ; on relèvera, à cet égard, que l’assemblée peut également décider d’initiative de requérir la suspension des poursuites ou de la détention de l’un de ses membres, même dans l’hypothèse d’un flagrant délit, et que, dans un tel cas de figure, elle statue à la majorité ordinaire (ce qui paraît quelque peu illogique, puisque la Constitution aurait pu, ici aussi, imposer une majorité des deux tiers afin de s’assurer d’un large consensus, mais il est vrai qu’il n’y a pas ici de demande spécifique émanant de l’intéressé).
3. C’est sur une telle base que, dans la présente affaire Wesphael, la saisine des parlements de la Région wallonne et de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’est opérée puisque ce ne sont pas les autorités judiciaires qui ont saisi les assemblées, mais bien le député lui-même, dès lors que le Procureur du Roi et la Juge d’instruction de Bruges avaient considéré qu’ils se trouvaient dans la situation exceptionnelle du flagrant délit.
Selon les premiers commentateurs de la Constitution, cette exception se justifiait par la considération que « nulle garantie exceptionnelle ne doit couvrir un citoyen dont le méfait se présente avec tous les caractères de l’évidence » (J.J. Thonissen, La Constitution belge annotée, Bruylant 1879, p. 164).En l’occurrence, il existe apparemment de sérieux doutes quant à la « flagrance » ou « l’évidence » du crime dont M. Wesphael se voit suspecté, de telle manière que, comme Frédéric Gosselin l’a examiné dans son article précité, de multiples controverses opposent les juristes quant à l’utilisation de la notion de « flagrant délit » en l’espèce. On se limitera à souligner ici que, s’il y a doute, c’est la règle générale qu’il convient de retenir, soit en l’espèce le régime de levée d’immunité. Le flagrant délit, n’étant qu’une exception à cette garantie constitutionnelle, il doit nécessairement être interprété de manière restrictive.
4. Ces questions se sont dès lors posées à nouveau lorsque les deux assemblées ont été saisies à la demande de l’intéressé, puisque les autorités judiciaires s’étaient elles-mêmes abstenues de ce faire. Il convient de souligner ici le caractère inconfortable de la situation dans laquelle ces assemblées ont été ainsi placées puisqu’il ne leur appartient pas de se transformer en un second juge d’instruction et d’apprécier dans quelle mesure il y avait bien matière à « flagrant délit » en l’espèce. En principe, le rôle de l’autorité politique doit se limiter à vérifier, d’une part, si les poursuites engagées contre l’intéressé ne revêtent pas un caractère arbitraire, et, d’autre part, dans quelle mesure ces mêmes poursuites sont susceptibles d’entraver de manière disproportionnée le fonctionnement régulier des travaux de l’assemblée.
Dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, c’est de l’arrestation d’un parlementaire qu’il s’agit, ces questions se posent avec encore plus d’acuité puisque, si des mesures d’instruction contraignantes, telles que des convocations pour interrogatoire, des perquisitions ou des saisies, sont certes de nature à perturber le bon exercice de la fonction parlementaire, elles ne la rendent pas impossible. L’arrestation, en revanche, prive l’intéressé de toute capacité de remplir la mission dont il a été investi au terme d’une élection au suffrage universel et entrave assurément le bon fonctionnement de l’institution parlementaire.
En première ligne, la commission des poursuites de l’assemblée se trouve placée face à un dilemme certain : soit, elle se limite à un contrôle marginal du dossier qui lui a été transmis par les autorités judiciaires, de telle manière qu’elle refusera, dans la plus grande majorité des cas, de faire droit à la demande de suspension sollicitée par le parlementaire concerné ; soit, elle entend jouer un rôle plus étendu, compte tenu de la mission qui lui est dévolue par l’article 59 de la Constitution, en exigeant la transmission de l’ensemble du dossier, mais avec le risque d’exercer une réelle fonction « judiciaire », sans en avoir tous les moyens, et de porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.
En l’espèce, une difficulté supplémentaire s’est posée du fait que l’autorité judiciaire a souhaité avoir recours à la notion de flagrant délit et qu’il n’y a pas eu de demande de levée d’immunité auprès des parlements concernés, alors que, si la Justice avait sollicité une telle levée d’immunité, nul doute qu’elle l’aurait obtenue au vu de la gravité des faits dont M. Wesphael est suspecté. Puisque l’intéressé a, de ce fait, saisi lui-même les deux assemblées dont il est membre pour solliciter une suspension de sa détention, elles ont été invitées à apprécier le recours à la notion de « flagrant délit » en l’espèce, ce qui, à première vue, paraît dépasser le cadre de leur compétence. De fait, la question de la régularité du mandat d’arrêt délivré par le juge d’instruction de Bruges sans demande de levée d’immunité préalable, doit avant tout être réglée par le pouvoir judiciaire et, plus particulièrement, par les juridictions d’instruction, et, au final, par la Cour de cassation. Les parlements ne se trouvent pas mis sur un pied d’égalité avec les organes judiciaires quant à l’appréciation des éléments du dossier répressif, puisque, s’agissant d’un dossier d’instruction, il n’y ont en principe pas d’accès direct, leur information se limitant aux éléments et pièces que le juge d’instruction veut bien leur transmettre, alors que la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel, ainsi que, le cas échéant, par la suite, la Cour de cassation, seront amenées à apprécier la régularité des actes d’instruction sur la base d’un dossier complet. Que se passerait-il si les deux parlements – ou même un seul d’entre eux – devaient aboutir à une solution différente de celle des organes du pouvoir judiciaire ? Aux confins de la séparation des pouvoirs, la Constitution n’a pas envisagé ce cas de figure…
5. L’exercice ainsi imposé aux parlements de la Région wallonne et de la Fédération Wallonie-Bruxelles est inédit à notre connaissance. Pour la première fois, ces assemblées ont dû s’immiscer, « à l’insu de leur plein gré », dans une procédure d’instruction criminelle mise à charge d’un élu, pour des faits sans aucun rapport avec sa fonction publique, en raison d’une application sans doute discutable de la notion de flagrant délit par les autorités judiciaires.
Les parlements ont finalement décidé de rejeter la demande de suspension introduite par le député en considérant, d’une part, qu’ils étaient bien compétents pour apprécier la légalité des poursuites au regard de l’exception de flagrant délit appliquée par les autorités judiciaires, tout en se limitant, d’autre part, à vérifier la « sincérité » de ces poursuites, ainsi que de la décision d’arrestation qui les a accompagnées, et à effectuer un contrôle tout à fait marginal sur ce point. Les documents pertinents des commissions des poursuites des deux parlements concernés peuvent être consultés aux adresses suivantes : ici (Parlement wallon) et ici (Parlement de la Communauté française, Wallonie-Bruxelles).
6. Le dossier parlementaire a ainsi accouché d’une souris, via une décision mi-chèvre mi-chou, qui ne fera pas de vagues, mais qui rend l’observateur quelque peu perplexe : on se déclare compétent pour examiner une question délicate, mais on ne l’examine pas réellement au fond. Il est vrai qu’il n’y avait en réalité pas d’autre solution, sauf à transformer l’assemblée en un second juge d’instruction, ce qui n’est assurément pas son rôle.
Votre point de vue
Georges-Pierre TONNELIER Le 29 novembre 2013 à 19:50
Je ne partage guère l’avis de mon ancien professeur de droit administratif concernant le rôle de juridiction d’instruction dévolu au Parlement.
Me Jérôme Sohier considère qu’il ne revient pas au Parlement de se substituer aux autorités judiciaires, au nom de la séparation des pouvoirs.
Je note cependant que la Constitution elle-même a prévu, en son article 56, mis en application par la loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires, que les Chambres législatives pouvaient exercer des prérogatives de nature judiciaire en jouissant les pouvoirs qui sont normalement dévolus à un juge d’instruction.
La Chambre des Représentants n’a d’ailleurs pas manqué de faire usage, à plusieurs reprises, de cette faculté qui lui est offerte par notre Constitution.
Je ne vois dès lors pas pour quelle raison le Parlement, saisi d’une demande visant à obtenir la libération d’un de ses membres privé de liberté par les juridictions d’instruction, ne pourrait pas, là aussi, exercer des fonctions de nature judiciaire en examinant le bien-fondé juridique de l’arrestation d’un député et, le cas échéant, en levant le mandat d’arrêt prononcé par le magistrat instructeur.
C’est de la séparation même des pouvoirs que vient, d’ailleurs, le droit du Parlement de s’arroger des pouvoir de nature judiciaire, afin de justement éviter le gouvernement des juges, sachant, citant Montesquieu, que "le pouvoir arrête le pouvoir".
Où serait encore l’indépendance du pouvoir législatif si le pouvoir judiciaire avait le droit de contrôler lui-même le bienfondé des décisions qu’il a prises à l’encontre de membres du pouvoir législatif ?
En d’autres termes, si c’est un juge qui doit vérifier si un autre juge a eu raison ou tort de priver un député de liberté, la séparation des pouvoirs n’existe plus et les parlementaires sont à la merci du pouvoir judiciaire...
Il n’est déjà pas, à mon sens, normal qu’un parlementaire puisse être déchu de son mandat suite à une condamnation en justice. En offrant aux magistrats la possibilité de condamner une personne à une peine d’inéligibilité, le Parlement s’était déjà tiré une balle dans le pied : que vaut encore la voix des urnes, la démocratie parlementaire, même, lorsqu’un juge a, seul, le pouvoir d’invalider la décision de dizaines ou de centaines de milliers d’électeurs, de conférer un mandat électif à un citoyen, en le privant de son droit d’éligibilité ?
Dans un régime réellement démocratique, un parlementaire n’a de comptes à rendre qu’au peuple et non à la magistrature.
Georges-Pierre Tonnelier
Juriste spécialisé en droit des nouvelles technologies
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Martin Le 29 novembre 2013 à 21:25
Vous oubliez cependant de dire qu’une enquête parlementaire au sens de la loi de 1880 ne peut en aucun cas se substituer à une enquête judiciaire, la première ne pouvant en aucun cas entraver la seconde. La flagrance d’un délit ou d’un crime ne peut-être appréciée que par un juge. Par ailleurs, le fait qu’une commission d’enquête parlementaire dispose des pouvoirs conférés au juge d’instruction par le code d’instruction criminelle ne fait pas de cette dernière une juridiction.
Georges-Pierre TONNELIER Le 15 décembre 2013 à 22:32
Merci pour cette précision, Martin, mais je n’ai pas écrit le contraire.
J’ai juste rappelé qu’une assemblée parlementaire pouvait exercer certaines des prérogatives d’une juridiction d’instruction, pas qu’elle pouvait en devenir une, ni entraver la marche de l’autorité judiciaire elle-même.
D’autre part, pour réclamer que les assemblées parlementaires ne puissent interférer dans le fonctionnement de la Justice à l’égard de leurs membres, encore faudrait-il que, équilibre des pouvoirs oblige, ces derniers ne puissent voir les cours et tribunaux exercer une quelconque influence sur l’exercice de leur mandat, passé, présent, ou futur.
Or, l’existence même de la possibilité pour les juridictions pénales de priver une personne du droit d’être élue, et donc, si elle l’est déjà, de la déchoir de son mandat, est, en soi, une interférence du pouvoir judiciaire dans l’exercice du pouvoir législatif.
Georges-Pierre Tonnelier
Juriste spécialisé en droit des nouvelles technologies
http://www.tonnelier.be
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Gisèle Tordoir Le 2 décembre 2013 à 16:23
La Justice se trompe à ce point souvent que la démocratie s’en voit régulièrement gravement mise en péril...Mais pour rien au monde il ne faut tolérer que le pouvoir politique prenne la main sur le pouvoir judiciaire et encore moins l’empêche de faire son travail en toute sérénité. Empêcher la justice de nuire à la démocratie, que voici un défi de taille et un objectif indispensable pour le bon fonctionnement de notre société. Peut-être sera-t-il alors possible, et non plus utopique, de ramener la confiance en cette si belle institution ? Je suis, pour ma part, dégoûtée mais aussi tellement déçue.
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skoby Le 30 novembre 2013 à 16:39
Le débat juridique est plein de contradictions. Ne faudrait-il pas modifier ces textes
pour les rendre plus clairs et moins controversés.
J’ose supposer que les parlementaires n’ont pas pour but de protéger leurs congénères
quand ceux-ci sont soupçonnés de meurtre ?!!!
La Justice doit pouvoir continuer son enquête en toute sérénité. Mais il faut empêcher la Justice de pouvoir nuire à la démocratie !
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