De la Syrie à Chypre, à la recherche d’une protection internationale
1. M.A. et Z.R. sont des ressortissants syriens. En 2016, ils ont fui la Syrie en raison de la guerre et se sont rendus au Liban, où ils ont été hébergés dans des camps gérés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).
Les conditions de vie y étaient très mauvaises, sans accès satisfaisant aux services de base, tels que les soins de santé ou l’emploi.
Ils ont donc décidé de partir et de demander l’asile à Chypre. Mais ils ont été interceptés par les garde-côtes chypriotes, qui les ont empêchés de débarquer sur l’île et les ont laissés sur le bateau, avec d’autres Syriens, pendant deux jours. Finalement, ils ont été ramenés au Liban malgré leur souhait de demander l’asile, laquelle a été ignorée.
Chypre devant la Cour européenne des droits de l’homme
2. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, les deux Syriens ont fait valoir que Chypre avait violé les droits suivants protégés par la Convention européenne des droits de l’homme :
a) l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention), pour les raisons suivantes :
- le traitement infligé par les garde-côtes chypriotes, qui les ont laissés pendant deux jours sur un bateau, avec peu de nourriture, sans accès à des installations d’hygiène, sous le soleil et par des températures élevées ;
- le refoulement vers le Liban, un pays peu sûr pour les demandeurs d’asile, étant donné les mauvaises conditions de vie et le risque d’un nouveau renvoi vers la Syrie, le pays qu’ils avaient fui ;
b) l’interdiction d’ expulsions collectives d’étrangers (article 4 du Protocole n° 4 à la Convention), en raison de leur renvoi vers le Liban, sans examen de leur situation individuelle et de leur demande d’asile ;
- le droit à un recours effectif (article 13 de la Convention), parce qu’ils n’ont pas eu accès à un recours effectif prévu par la loi pour contester leur renvoi au Liban.
3. Chypre a répliqué, d’une part, que les Syriens avaient été traités de manière adéquate avant leur renvoi au Liban et, d’autre part, que ce renvoi était fondé sur un accord bilatéral entre Chypre et le Liban pour le contrôle et le retour des migrants irréguliers et que, en tout état de cause, le Liban pouvait être considéré comme un pays sûr pour les Syriens et que la situation n’y était, après tout, pas si mauvaise que cela.
4. La Cour, dans son arrêt M.A. & Z.R. c. Chypre du 8 octobre 2024, a décidé à l’unanimité qu’il était dégradant et humiliant de laisser les requérants en mer, pendant deux jours, dans des conditions difficiles : ils ont dû dormir sur le bateau, avec d’autres passagers, exposés au soleil et à des températures élevées, avec de la nourriture et de l’eau en quantité insuffisante, et sans accès à des installations d’hygiène.
La Cour a également noté que cela s’est produit dans un vide juridique : le droit chypriote ne réglemente nulle part les modalités de la mesure – refus de débarquer et expulsion subséquente – mise en place par les garde-côtes.
Le refoulement vers un pays peu sûr
5. La Cour a constaté une autre violation de la Convention européenne des droits de l’homme, car Chypre, avant de renvoyer les requérants au Liban, n’a pas vérifié si ce pays était sûr pour eux. Chypre n’a pas vérifié non plus s’ils y auraient eu accès à une procédure d’asile adéquate et s’ils auraient eu des garanties suffisantes contre un éventuel nouveau renvoi vers la Syrie.
En effet, avant d’expulser des demandeurs d’asile, les États ont l’obligation de procéder à un examen minutieux des risques qu’ils pourraient encourir pour leur vie et leur sécurité dans le pays d’accueil.
Chypre a fait valoir qu’elle entretenait des relations amicales avec le Liban, qu’un accord bilatéral sur la gestion des migrations était en vigueur et que ce pays pouvait être considéré comme une destination sûre.
La Cour n’est pas d’accord : non seulement le Liban dispose d’un cadre juridique très faible pour la protection des demandeurs d’asile, mais il présente également de graves lacunes dans son système d’accueil (surpeuplement, nourriture insuffisante, soins de santé inadéquats). En outre, il existe des preuves que le Liban a mis en œuvre des politiques de retour des Syriens dans leur pays d’origine, ce que Chypre savait ou aurait dû savoir.
Le traitement dégradant par les garde-côtes
6. La Cour a décidé à l’unanimité qu’il était dégradant et humiliant de laisser les requérants en mer, pendant deux jours, dans des conditions difficiles : ils ont dû dormir sur le bateau, avec d’autres passagers, exposés au soleil et à des températures élevées, avec des vêtements et des couvertures en tissu.
Selon la Cour, Chypre a expulsé les requérants collectivement, ce qui est interdit par le droit international. Cette pratique, également connue sous le nom de « pushback », se produit lorsque les migrants sont éloignés du territoire de l’État en tant que groupe, sans examen individualisé de la situation personnelle de chacun d’entre eux. Les garde-côtes chypriotes se sont contentés d’enregistrer l’identité des requérants sans leur donner la possibilité d’exprimer leur situation personnelle et de contester leur renvoi au Liban. Aucune décision écrite n’a été rendue, aucune information n’a été donnée sur les droits et les voies de recours disponibles, aucun accès à un conseil juridique n’a été fourni.
Les requérants ont donc été laissés sans défense, sans recours effectif ni moyen d’accéder à la justice.
Conclusion : une (in)justice frontalière
7. Avec l’arrêt M.A. et Z.R. c. Chypre, la Cour européenne des droits de l’homme a, pour la première fois, statué sur une affaire de refoulement contre Chypre. Elle concerne la pratique de l’État d’intercepter et de renvoyer des Syriens arrivant du Liban sans évaluation individuelle de leurs besoins en matière de protection. La Cour a réitéré les obligations des États fondées sur les interdictions de refoulement et d’expulsion collective (pushback).
Le cas de Chypre n’est pas isolé : de nombreux autres États de la ligne de front ont recours à des techniques similaires de contrôle des frontières, telles que l’interception en mer, le refoulement et l’expulsion collective. Pourtant, très peu d’entre elles sont portées devant les tribunaux, car les mesures de refoulement sont mises en place de manière informelle, sans transparence et en dehors des cadres juridiques et procéduraux. C’est pourquoi les États échappent souvent à l’obligation de rendre des comptes.
L’arrêt rendu contre Chypre en est une exception notable.
Votre point de vue
Amandine Le 29 novembre à 17:02
Pour ceux et celles qui souhaiteraient savoir quelle réparation de leurs dommages les demandeurs ont obtenue : : La décision, en anglais, peut-être consultée ici :
https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-236141%22]}
Selon le point 8 du dispositif l’Etat de Chypre est condamné à : :
"Holds
(a) that the respondent State is to pay, within three months from the date on which the judgment becomes final in accordance with Article 44 § 2 of the Convention, the following amounts :
(i) EUR 22,000 (twenty-two thousand euros), plus any tax that may be chargeable, to each of the applicants, in respect of non-pecuniary damage ;
(ii) EUR 4,700 (four thousand seven hundred euros), jointly to the applicants, plus any tax that may be chargeable to them, in respect of costs and expenses ;
(b) that from the expiry of the above-mentioned three months until settlement simple interest shall be payable on the above amounts at a rate equal to the marginal lending rate of the European Central Bank during the default period plus three percentage points ;
Done in English, and notified in writing on 8 October 2024, pursuant to Rule 77 §§ 2 and 3 of the Rules of Court."
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