Les droits fondamentaux menacés par le changement climatique selon la Cour constitutionnelle allemande

par Nicolas de Sadeleer - 23 juin 2021

La Justice, plus que jamais, au niveau même des plus hautes juridictions, s’exprime sur l’enjeu des urgences climatiques au regard des règles de droit et des libertés fondamentales.

Après plusieurs articles déjà consacrés aux interventions juridictionnelles en la matière, c’est à présent un arrêt de la Cour constitutionnelle allemande qui retient l’attention.

Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire à l’Université Saint-Louis à Bruxelles (Chaire Jean Monnet), résume ci-dessous l’arrêt du 24 mars 2021 de cette Cour, qui met en garde l’État allemand quant à la mise en cause des libertés fondamentales que suppose la loi de ce pays tendant à lutter contre la dégradation du climat.

1. En vue de concrétiser l’obligation prévue par l’Accord de Paris de limiter l’augmentation de température à 2 degrés C par rapport au niveau préindustriel, la loi fédérale allemande sur la protection du climat (« Klimaschutzgesetz ») du 12 décembre 2019 a prévu une trajectoire pour atteindre en 2030 une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport aux quantités émises en 1990. Cette trajectoire devrait lui permettre d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050.

Alors que la réduction des émissions fut planifiée jusqu’en 2030, le législateur fédéral a habilité le Gouvernement à adopter des ordonnances en vue de couvrir la période postérieure, sans préciser pour autant la méthode à appliquer.

2. Le 24 mars 2021, pour la première fois une Cour constitutionnelle s’est prononcée sur les efforts que le législateur entend fournir pour se conformer aux objectifs de l’Accord de Paris. Le contrôle est opéré par le Bundesverfassungsgericht (la Cour constitutionnelle) non pas par rapport au droit dérivé de l’Union (les règlements et les directives de l’Union européenne) et des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, consacrés respectivement au droit à la vie et au droit au respect de la vie privée, mais de l’ensemble des droits constitutionnels.

3. Les droits fondamentaux susceptibles d’être menacés par des mesures insuffisantes sont interprétés à la lumière de l’article 20, a), de la Constitution allemande (Grundgesetz).

Cette disposition prévoit que, « [c]onsciente de ses responsabilités envers les générations futures, l’État est tenu de protéger les fondements de la vie et des animaux, par voie légale, judicaire et exécutive […] ».

4. Les recours introduits par les particuliers sont jugés recevables alors que ceux introduits par des organisations non gouvernementales ne le sont pas.

5. Un premier moyen avait trait à la violation, d’une part, de la protection de la vie et de l’intégrité physique (article 2(2)de la Constitution) et, d’autre part, du droit de propriété (article 14(1) de la Constitution).

La Cour constitutionnelle admet que, dans le prolongement du devoir de protection contre les atteintes environnementales, ces deux dispositions constitutionnelles incluent le devoir de protéger la vie, la santé, ainsi que la propriété contre les dangers climatiques.

Cependant, elle considère que le législateur n’a pas excédé sa marge d’appréciation.

En poursuivant un objectif de limitation de l’augmentation des températures à 2 degrés C conformément à l’Accord de Paris, il n’a pas dépassé les limites de son pouvoir d’appréciation (§ 211). De surcroît, le législateur est en mesure d’accroître le niveau de protection constitutionnelle en adoptant des mesures d’adaptation.

6. Par la suite, la Cour constitutionnelle a jugé que les dispositions litigieuses produisent un « pré-effet d’interférence » (eingriffsähnlische Vorwirkung) sur l’ensemble des libertés constitutionnelles. Dans la mesure où les effets dommageables des émissions produites sont irréversibles (§ 262), le législateur ne peut s’abstenir ad infinitum de les réglementer.

De surcroît, étant donné que les émissions actuellement autorisées amenuisent la gamme des options futures de réduction qui doivent être adoptées conformément à l’article 20, a), de la Constitution, l’exercice des libertés (économiques) liées la production de CO2 devront faire l’objet de régimes plus restrictifs. En outre, si le budget résiduel de CO2 devait être épuisé dés 2030, les libertés fondamentales se trouveraient menacées. En effet, des mesures plus restrictives – impliquant un changement sociétal - devraient être rapidement adoptées en vue de garantir la transition vers une neutralité climatique.

L’interférence avec les droits fondamentaux, « garanties intertemporelles de la liberté », ne peut être justifiée que si elle est conforme à l’ensemble des principes constitutionnels, y compris l’article 20, a), de la Constitution.

Ceci implique que le législateur doit éviter de faire peser un fardeau disproportionné sur l’exercice des libertés fondamentales des requérants.

7. Certes, la Cour admet que l’article 20, a), précité ne prime par sur les autres intérêts constitutionnels car l’intérêt climatique doit être mise sur le plateau de la balance avec ces derniers (§ 246).

Cependant, si la situation venait à s’aggraver, l’intérêt de garantir la protection du climat devra revêtir davantage de poids dans la pesée des intérêts.

En outre le caractère global du phénomène n’a pas pour effet de diminuer la responsabilité de l’État fédéral, étant donné que l’article 20, a), de la Constitution revêt une dimension internationale (§ 199).

De même, le fait que l’article 20, a), de la Constitution ait un contenu ouvert et qu’il soit appelé à être mis en œuvre par le législateur n’exclut pas que les dispositions législatives fassent l’objet d’un contrôle de constitutionnalité.

8. En poursuivant des objectifs de l’accord de Paris, la loi du 12 décembre 2019 précise la portée de l’article 20, a), de la Constitution.

La Cour reconnaît qu’a priori le dispositif litigieux ne viole pas l’obligation de mener à bien une action climatique conformément à l’article 20, a), de la Constitution (§ 214).

En raison des nombreuses incertitudes entourant le budget carbone disponible (§§ 222 à 229) et de l’efficacité des trajectoires de diminution des émissions de gaz à effet de serre (§ 247), le législateur dispose d’une certaine marge de manœuvre (§§ 215 et 229).

9. Cela étant dit, l’article 20, a), de la Constitution impose une obligation de prudence.

Le législateur est tenu de prendre en compte la probabilité de la survenance de dommages sérieux et irréversibles, tant que les données scientifiques sont suffisamment crédibles.

Qui plus, il est de jurisprudence constante que l’article 20, a), impose au législateur une obligation permanente de faire évoluer le droit de l’environnement en fonction des derniers développements scientifiques.

Il s’ensuit que le législateur viole le principe de précaution en ne programmant pas de manière prudentielle la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le but de protéger les droits fondamentaux.

Etant donné que la présente génération consomme le budget carbone résiduel en ne contribuant que de manière mineure à l’effort de réduction, les générations futures vont devoir fournir des efforts considérables.

S’il est bien entendu envisageable de répartir les efforts, la Cour constate que les efforts à fournir après 2030 seront considérables. À ce stade, il n’est pas possible de déterminer dans quelle mesure la politique menée actuellement fait peser un fardeau inacceptable sur le droit des générations futures. La mise en balance des intérêts respectifs exige que les mesures de précaution soient adoptées en vue de garantir un équilibre entre, d’une part, les efforts de réduction à fournir après 2030 et, d’autre part, le respect des droits fondamentaux.

La recherche de cet équilibre requiert que l’effort de réduction soit programmée le plus en amont possible (§ 249 et 253).

À cet égard, la Cour estime que la législation querellée ne présente pas les garanties suffisantes. Ainsi, si les dispositions légales applicables pour la partie antérieure à 2030 ne violent pas le devoir d’agir avec diligence, il n’en va donc pas de même pour la trajectoire de réduction post-2030.

10. La Cour a laissé ouverte la question soulevée par certains des requérants de savoir si le droit fondamental à un niveau minimum de subsistance (menschenwürdiges Existenzminimum) inclut un niveau minimum de subsistance écologique.

Bien que la Cour n’ait pas rejeté cet argument en principe, elle a estimé que le Gouvernement avait pris les mesures nécessaires pour éviter des événements « catastrophiques ou même apocalyptiques » qui pourraient constituer une menace directe pour les vies et les moyens de subsistance.

11. On soulignera l’importance que revêt dans cet arrêt l’équilibre à trouver entre les droits et les devoirs des générations et ceux des générations futures (auxquelles se réfère l’article 20, a), de la Constitution allemande), ainsi qu’aux obligations de diligence en raison de l’incertitude prégnante.

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Auteur

professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet)

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