La Cour constitutionnelle valide la gouvernance de la crise sanitaire par arrêtés ministériels

par Charly Derave - 21 avril 2023

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Dans un arrêt n° 170/2022 du 22 décembre 2022, la Cour constitutionnelle a décidé que l’article 182 de la loi du 15 mai 2007, qui est l’une des trois bases légales qui a servi de fondement aux arrêtés du, puis de la ministre fédéral(e) de l’Intérieur portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus covid 19 (en particulier ceux des 23 mars et 30 juin 2020), n’est pas inconstitutionnel. Elle confirme par-là la jurisprudence dont elle a posé les jalons dans son arrêt du 22 septembre 2022 rendu en séance plénière, c’est-à-dire par l’ensemble des douze juges qui la composent.
Charly Derave, chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles, nous explique plus en détail le contenu et la portée de cet arrêt.

1. La Cour, compétente pour contrôler la constitutionnalité des normes législatives (lois, décrets et ordonnances), était saisie dans cette affaire de questions préjudicielles posées, d’une part, par le Tribunal de première instance du Luxembourg (division Neufchâteau) et, d’autre part, par le Tribunal correctionnel francophone de Bruxelles.
Le mécanisme des questions préjudicielles instaure, on le rappelle, un dialogue juridictionnel : il permet aux juges de l’ordre judiciaire (ce qui est le cas ici) ou aux juridictions administratives, notamment à la section du contentieux administratif du Conseil d’État (compétente pour contrôler la légalité des actes administratifs), de saisir la Cour constitutionnelle lorsque, à l’occasion d’un litige dont ces juges sont saisis, se pose la question de la conformité d’une norme législative à la Constitution. Seule la Cour constitutionnelle est compétente pour trancher cette question.

2. Dans l’affaire commentée, des personnes sont poursuivies pénalement pour ne pas avoir respecté l’obligation de rester chez soi, l’interdiction de circuler sur la voie publique et dans les lieux publics, l’interdiction de se rassembler et l’obligation de porter un masque ou une alternative en tissu dans les gares, alors que la pandémie de covid 19 battait son plein.
Ces obligations ou interdictions étaient prescrites par l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 et celui qui lui a succédé du 30 juin 2020.
Le préambule de ces arrêtés explique qu’ils puisent leur fondement légal entre autres dans l’article 182 de la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile.
L’article 182 prévoit que
« [l]e ministre ou son délégué peut, en cas de circonstances dangereuses, en vue d’assurer la protection de la population, obliger celle-ci à s’éloigner des lieux ou régions particulièrement exposés, menacés ou sinistrés, et assigner un lieu de séjour provisoire aux personnes visées par cette mesure ; il peut, pour le même motif, interdire tout déplacement ou mouvement de la population ».
L’article 187 de la même loi sanctionne pénalement le refus ou la négligence de se conformer aux mesures ordonnées en application de l’article 182 (emprisonnement de huit jours à trois mois et/ou amende de vingt-six à cinq cents euros, à augmenter des décimes additionnels, qui est le mécanisme adaptant le montant réel des amendes à l’évolution du coût de la vie).
Cette disposition habilite le ministère public (c’est-à-dire le procureur du Roi) à diligenter l’action publique. C’est ce qu’il s’est passé en l’espèce : le ministère public a diligenté une enquête et cité directement les contrevenants à comparaitre en justice.

3. Appelées à se prononcer sur la culpabilité des contrevenants (et, le cas échéant, la peine à infliger), les deux juridictions pénales ayant interrogé la Cour constitutionnelle ont cherché plus précisément à savoir si l’article 182 de la loi du 15 mai 2007 est conforme aux articles 12 et 14 de la Constitution qui consacrent le principe fondamental de légalité des infractions et des peines.
L’enjeu est de taille : si cette disposition est déclarée inconstitutionnelle, alors l’article 187 l’est par ricochet, et les poursuites pénales sont irrecevables car elles n’ont pas ou plus de fondement juridique.

4.1. Le principe de légalité couvre traditionnellement de deux dimensions : l’une est formelle, l’autre substantielle.
4.2. Dans sa première dimension (formelle), il exige un lien de rattachement entre les arrêtés (royaux, de gouvernement ou ministériel) et une norme législative adoptée par un Parlement. Ce lien est indispensable parce que le pouvoir exécutif, dont un ministre fait partie, ne peut agir que lorsqu’il y est habilité par le pouvoir législatif, ce qui donne une assise démocratique à l’action que le gouvernement entend mener. À défaut de « base légale suffisante », celui-ci n’est pas compétent.
Cette exigence est renforcée lorsqu’il y a ingérence(s) dans les droits fondamentaux des citoyens et/ou en matière pénale, ce qui est assurément le cas dans l’affaire commentée.
4.3. La seule existence d’une base légale (ou de plusieurs) ne suffit toutefois pas à fonder l’action de l’exécutif. Encore faut-il que cette(s) base(s) soi(en)t de qualité, c’est-à-dire que son (leur) contenu doit être suffisamment claire et précis pour permettre à chacune et chacun d’évaluer au préalable les conséquences (pénales) de son comportement (donc d’anticiper une sanction), le cas échéant à l’aide de l’interprétation fournie par les juridictions.
Il s’agit d’une exigence dite de prévisibilité (du contenu) de la norme qui permet, en retour, de baliser l’action du gouvernement ou de l’un de ses ministres. Plus une norme est précise – et peut du coup être anticipée , plus elle cadre la politique de l’exécutif. Cette exigence concrétise le principe de légalité dans sa seconde dimension (substantielle). La population a ainsi la garantie de ne pas faire l’objet de mesures arbitraires. C’est spécifiquement sur ce point (et d’autres que l’on ne peut développer dans ce billet) que portaient les questions préjudicielles en l’espèce.

5. En l’espèce, la Cour n’est pas saisie – directement – de la question de la compétence du, puis de la ministre de l’Intérieur (dimension formelle du principe de légalité). À vrai dire, la Cour de cassation (la juridiction suprême de l’ordre judiciaire) et la section du contentieux administratif du Conseil d’État avaient déjà apporté une réponse à cette épineuse question. La première a jugé que la pandémie de covid 19 constituait une « calamité » ou une « situation néfaste » habilitant le, puis la ministre à agir sur pied de l’article 182 de la loi du 15 mai 2007. La seconde a décidé dans le même sens, à titre provisoire cela dit (parce qu’elle était saisie en extrême urgence).
En revanche, les juridictions pénales ont ici interrogé la Cour sur le contour ou la précision à suffisance des éléments constitutifs de l’article 182 (dimension substantielle du principe de légalité) et, en particulier, des « circonstances dangereuses », de la temporalité de cette disposition (la durée de l’habilitation ministérielle), de la « protection de la population », du type de mesures que le ministre de l’Intérieur peut adopter ou encore des modalités selon lesquelles ces mesures peuvent être imposées à la population.

6. Dans sa réponse, la Cour constitutionnelle a décidé que l’article 182 confère au ou à la ministre de l’Intérieur « une habilitation étendue ». Cette disposition, dit-elle, « permet [au ou à la ministre] de prendre toutes les mesures appropriées de police administrative dans des circonstances généralement urgentes afin de préserver la sécurité civile », et donc de protéger les personnes et leurs biens. Elle mobilise la loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile pour constater que c’est un objectif qui existe de longue date, car cette loi incluait sous le couvert de la protection civile (ancêtre de la sécurité civile) la protection de la population en cas « d’événements calamiteux, de catastrophes et de sinistres ».
Elle ajoute que l’on ne peut reprocher au législateur d’avoir choisi des termes larges puisque les situations de risques et d’urgence sont « de natures différentes » et ne sauraient par conséquent « être définies de manière exhaustive et détaillée » dans la loi. Implicitement, la Cour admet que le critère déterminant est moins la nature des situations de risques et d’urgence que la menace que ces situations font peser sur la population, laquelle justifie une intervention du ou de la ministre.
Elle poursuit en précisant qu’il relève « du pouvoir d’appréciation du législateur de décider si un manquement aux mesures de police administrative adoptées sur la base de l’article 182 de la loi du 15 mai 2007 doit faire l’objet d’une répression » et, le cas échéant, de sanctions pénales. Pas de remise en cause de l’article 187 donc.
La Cour conclut que « les articles 182 et 187, précités, de la loi du 15 mai 2007 fixent à suffisance les limites de l’action du pouvoir exécutif » parce que « [l]a lecture de ces dispositions législatives en combinaison avec les arrêtés ministériels pris en exécution de celles-ci permet, en ce que ces arrêtés ministériels sont rédigés dans des termes suffisamment clairs et précis – ce qui relève de l’appréciation du juge compétent , d’établir quel comportement est incriminé et quel comportement ne l’est pas ».
Par conséquent, les contours de ces deux dispositions sont correctement délimités et le principe de légalité substantielle est, lui, respecté.

7. La Cour en profite pour rappeler que les arrêtés ministériels pris par le ou la ministre sur la base de l’article 182 peuvent être attaqués devant les juridictions de l’ordre judiciaire (par voie incidente ou indirectement) ou la section du contentieux administratif du Conseil d’État (par voie d’action ou directement) et qu’elle n’est, en l’espèce, pas compétente pour contrôler les arrêtés ministériels des 23 mars et 30 juin 2020.
Néanmoins, les justiciables qui souhaitent contester la légalité des arrêtés ministériels pris dans le contexte pandémique ne trouveront, comme on l’a vu plus haut, que très peu de réconfort auprès de la Cour de cassation et de la section du contentieux administratif du Conseil d’État. Aussi, le front commun des trois juridictions suprêmes du pays devrait très certainement agir avec une force persuasive sur les juridictions situées à un niveau inférieur, même si les décisions des premières n’ont pas valeur de précédent obligatoire en droit belge.
Consolation, cela dit : la Cour constitutionnelle déclare que l’impossibilité (légale) pour les juridictions pénales de ne pas pouvoir tenir compte de circonstances atténuantes dans l’appréciation du taux de la peine à infliger en cas de culpabilité viole le principe d’égalité et de non-discrimination pour une série de motifs sur lesquels la longueur de ce billet ne nous permet pas de revenir. Il s’ensuit que le juge « doit pouvoir tenir compte » de circonstances atténuantes lui permettant « au regard de l’ensemble des circonstances d’espèce, de prononcer une peine d’amende ou d’emprisonnement moins forte que les peines minimales que la loi établit pour les infractions commises ».

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Charly Derave


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Chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit (Université libre de Bruxelles)

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