Livreurs de plateforme : salariés ou indépendants ?

par Sophie Gérard - 8 août 2024

Photo de Robert Anasch sur Unsplash

Les livreurs de repas pour des plateformes telles que Deliveroo ou Uber Eats sont-ils des salariés ou des indépendants ? Justice-en-ligne a déjà consacré plusieurs articles à cette question, classés à la fois dans ses dossiers thématiques « Les plateformes digitales » et « Le travail appréhendé par le droit et la Justice ».
Voici deux nouvelles pierres à cet édifice : un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles et une décision de la Commission de la relation de travail ont considéré que l’on était en présence de contrats de travail.
Ceci mérite un commentaire, que vous propose Sophie Gérard, coordinatrice de la Street Law Clinic en droit social et assistante à l’Université libre de Bruxelles.

1. Les plateformes de livraison de repas telles qu’Uber Eats et Deliveroo sont présentes en Belgique depuis le milieu des années 2010. Le statut des livreurs de ces plateformes fait couler beaucoup d’encre depuis lors : sont-ils salariés ou indépendants ?

2. L’élément principal qui distingue ces deux types de relations de travail est le lien de subordination : le travailleur salarié se trouve sous l’autorité de son employeur alors que l’indépendant échappe à tout lien de subordination.
Savoir si un travailleur est salarié ou indépendant est une question importante pour connaître les règles qui régissent la relation de travail et savoir, notamment, si le travailleur peut bénéficier de certaines protections et de certains avantages, qui sont plus importants pour les salariés que pour les indépendants.

3. Concernant les coursiers des plateformes de livraison, la réponse à cette question n’est pas encore tranchée définitivement, même si la jurisprudence commence à pencher de plus en plus dans une même direction : le travail salarié.

4. Jusqu’à présent, Uber Eats oblige ses coursiers à s’inscrire comme indépendants. Deliveroo, pour sa part, propose à ses coursiers de choisir le statut de travailleur indépendant ou le régime de la « loi De Croo » (articles 22 et 36 à 38 de la loi-programme du 1er juillet 2016), aussi connu sous le nom de système P2P (pour « peer-to-peer ») ou de régime de l’économie collaborative, qui est essentiellement un régime fiscal favorable pour les travailleurs de plateforme mais qui ne précise pas si le travailleur est salarié ou indépendant.

5. La Cour du travail de Bruxelles a prononcé un arrêt le 21 décembre 2023 dans une « affaire Deliveroo », qui concerne 115 coursiers.
Par ailleurs, la Commission de la relation de travail (CRT) a rendu trois décisions le 22 avril 2024 dans trois « affaires Uber Eats » ; chacune de ces trois décisions concerne uniquement la situation particulière d’un travailleur. Cette Commission, dont l’intitulé exact est « Commission administrative de règlement de la relation de travail », peut dans certains cas évaluer si un travailleur est salarié ou indépendant.

6. Tant la Cour du travail (affaire Deliveroo) que la Commission de la relation de travail (affaires Uber Eats) ont précisé que, pour savoir comment qualifier la relation de travail (salariée ou indépendante) des travailleurs qui prestent via ces plateformes numériques, il faut appliquer les règles classiques prévues dans la loi-programme précitée du 27 décembre 2006.

7. Cette loi prévoit une liste de critères pour déterminer la nature des relations de travail. Si un certain nombre de ces critères sont remplis, les travailleurs sont présumés être salariés.
Tant dans l’affaire Deliveroo que dans les affaires Uber Eats, plus de critères étaient remplis que nécessaire pour présumer que les coursiers sont en réalités des travailleurs salariés. Ni Deliveroo ni Uber Eats ne sont parvenues à renverser cette présomption.
La Cour du travail et la Commission de la relation de travail ont pris en compte un grand nombre d’éléments, très semblables dans les différentes affaires, pour arriver à leur conclusion. Les principaux éléments qui ont fait pencher la balance sont :

  • l’absence de pouvoir de négociation des coursiers quant au prix de la course ou quant à leur rémunération ;
  • les instructions extrêmement détaillées données par les plateformes concernant l’exécution de la livraison (qui est pour ainsi dire standardisée) ;
  • l’absence de possibilité d’engager du personnel ou les restrictions entourant les possibilités de se faire remplacer pour une livraison ;
  • le fait que les coursiers n’aient pas d’identité propre distincte de celle de Deliveroo aux yeux des consommateurs ;
  • le système de facturation inversée appliqué par les deux plateformes (qui établissent elles-mêmes les factures à la place des coursiers) ;
  • l’algorithme utilisé par les plateformes, qui fait perdre toute maîtrise du coursier sur les livraisons qui lui sont proposées ;
  • le système de géolocalisation, qui donne aux deux plateforme un pouvoir de contrôle permanent et important et dont les données peuvent être utilisées pour sanctionner les coursiers.

Sur la base de tous ces éléments, la Cour du travail et la Commission de la relation de travail ont conclu que les coursiers de Deliveroo et d’Uber Eats sont des travailleurs salariés. Ces décisions sont en ligne avec de précédentes décisions de jurisprudence et de la Commission de la relation de travail concernant d’autres plateformes telles Uber.

8. Ces décisions peuvent potentiellement engendrer des répercussions importantes pour les livreurs de plateforme.
Elles peuvent en premier lieu entraîner des conséquences pour les coursiers qui étaient impliqués dans les dossiers soumis à la Cour du travail et à la Commission de la relation de travail.
D’abord en matière de sécurité sociale, en particulier grâce au paiement d’arriérés de cotisations sociales qui permettent à ces travailleurs de construire des droits sociaux en matière de pension, chômage, invalidité, etc., dans le régime des travailleurs salariés.
Ces coursiers peuvent aussi prétendre à des améliorations sur le plan du droit du travail, dont le droit à un salaire minimum, à des arriérés de rémunération, au paiement des heures supplémentaires, au respect des limites du temps de travail, au respect des règles relatives au bien-être au travail, etc.
Ce sont les seuls effets certains de ces décisions.

9. Les décisions de la Cour du travail et de la Commission de la relation de travail pourraient toutefois également bénéficier à l’ensemble des coursiers de Deliveroo et Uber Eats.
L’ONSS pourrait ainsi considérer que les enseignements des décisions précitées sont transposables à tous les coursiers de ces plateformes et dès lors réclamer à Deliveroo et à Uber Eats de payer des cotisations sociales pour tous leurs coursiers.
De même, le SPF Emploi pourrait exiger que ces plateformes respectent les règles applicables en présence de contrats de travail (respect des limites de temps de travail, paiement d’une rémunération minimum, respect des règles en cas de licenciement, etc.).
Il n’est par contre pas certains que les décisions commentées puissent être transposées automatiquement à toutes les plateformes numériques car en principe chaque relation de travail doit être examinée individuellement.

10. Ces effets ne verront toutefois pas le jour de sitôt.
En effet, la Cour du travail a laissé aux parties jusqu’au printemps 2025 pour chiffrer précisément les conséquences concrètes de la requalification de la relation de travail, d’indépendant à salarié, mais Deliveroo a introduit un recours devant la Cour de cassation à l’encontre de l’arrêt de la Cour du travail. La procédure est donc mise sur pause en attendant la décision de la Cour de cassation.
Par ailleurs, la décision de la Commission de la relation de travail est en principe directement applicable et contraignante pour Uber Eats mais uniquement à l’égard des trois travailleurs concernés par les trois décisions rendues. La plateforme a toutefois annoncé son intention d’introduire un recours devant le tribunal du travail. Ce recours ne suspend en principe pas la décision de la Commission, sauf si le juge le décide.
Toujours est-il qu’à l’heure actuelle, en pratique, rien n’a changé pour les travailleurs de ces plateformes.

11. Ce 1er juillet 2024, la « loi colis » du 17 décembre 2023 est entrée en vigueur.
Elle pourrait permettre une petite avancée pour les travailleurs de plateforme, indépendamment de la question de leur statut de salarié ou d’indépendant. Cette loi prévoit notamment que les entreprises chargées de la livraison de colis jusqu’à 31,5 kg doivent respecter un salaire minimum et un temps de travail maximum. Il semble que le législateur entendait viser les plateformes de livraison de repas.
Cependant, en pratique, ces plateformes refusent pour le moment de s’y soumettre. Plusieurs fédérations de transporteurs ont d’ailleurs introduit un recours en annulation contre cette loi devant la Cour constitutionnelle.
Affaire à suivre donc…

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